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photographie loup de face dans herbe
© Adrien Favre

En France, la population de loups augmente. L’OFB (Office français de la biodiversité) l’a estimée à 921 individus [1] au sortir de l’hiver 2021-2022, contre 783 l’année précédente. Si la majorité d’entre eux sont installés dans les Alpes, ils colonisent d’autres territoires, à l’instar du massif du Jura. Partagée entre la France et la Suisse, la chaîne de montagnes compte 4 zones de présence permanente (ZPP) parmi lesquelles figurent deux meutes, dont une côté français.

Dans le Doubs, département en partie situé sur le massif et où sont produits les célèbres Comté, Mont d’or, etc., les attaques de loups sur des bovins se multiplient depuis le début de l’été 2022. Au nombre de 29 à la fin du mois d’octobre [2], elles déclenchent la colère des agriculteurs. Pour y répondre, deux loups ont été tués sur autorisation du préfet les 20 septembre et 26 octobre 2022 [3].

Bien que l’animal bénéficie du statut d’espèce strictement protégée au niveau européen (cf. convention de Berne[4]), la France a fait le choix, par le biais d’arrêtés préfectoraux, de « réguler » environ 20% des loups présents sur l’ensemble de son territoire. Pour l’année 2022, ce quota de « prélèvements » représente un maximum de 174 individus, soit environ un loup tous les deux jours[5]. Au 11 novembre 2022, 140 d’entre eux ont d’ores et déjà été tués[6].

Officiellement, la raison de cette « régulation » est la protection de l’élevage (notamment ovin mais aussi bovin, caprin, etc.). La présence du loup sur notre territoire est-elle réellement incompatible avec le pastoralisme ? Quels sont les autres arguments avancés par les opposants au loup ? Que valent-ils ?

1. Le loup, un danger pour l’être humain ?

photographie loup derriere feuillages
© Séverin Rochet

Contexte

En mai dernier, le patron de la FNC (Fédération nationale des chasseurs), Willy Schraen, confiait à un journal de la ville de Pontarlier, dans le Doubs : « Il faut réguler les loups avant qu’un enfant se fasse dévorer » [7]. Le 31 octobre 2022, le site Chassons.com titrait « Dans le Doubs, un chasseur et son fils de 12 ans confrontés à trois loups » avec comme choix de photo celle d’un loup américain (bien plus gros que son homologue européen) la gueule grande ouverte, prêt à dévorer le malheureux photographe [8]

Mais le loup est-il réellement une menace pour l’être humain ? Si le risque d’attaque n’est pas nul, on recense à travers le monde moins de 10 attaques mortelles de loups par an[9]. En France, la dernière attaque d’un loup sur l’homme remonte à 1918[10]. Comme dans l’écrasante majorité des cas recensés à travers le monde, il s’agissait d’un animal enragé. Or, la rage est officiellement éradiquée en France depuis 2001[11].

Quant aux travaux de l’historien Jean-Marc Moriceau faisant état de nombreuses attaques du canidé sur l’être humain[12] et régulièrement mis en avant par les militants anti-loups, rappelons qu’ils font référence à des époques reculées de l’histoire. Il y est notamment question du Moyen Âge, incomparable avec l’époque qui est la nôtre.

Comme l’explique le géographe Farid Benhammou au sujet de l’ouvrage Histoire du méchant loup de Moriceau, la vie au Moyen-âge était marquée, au-delà des grands défrichements et de la rage évoquée précédemment, par des guerres, famines, et autres maladies telles que la peste. Ces éléments auraient grandement favorisé l’apparition de comportements « anthropophages chez des loups sains d’abord charognards » [13]

Par ailleurs, le fait que quelques loups aient historiquement développé des comportements dits anthropophages ne justifie en rien d’avancer que tous les membres de l’espèce sont des prédateurs de l’homme en puissance. Les attaques sur des êtres humains ont toujours été le fait d’individus « à part ». En dehors de cas très isolés, le loup est un animal discret et craintif. Il fait tout pour éviter les hommes n’ayant eu de cesse de le persécuter. L’histoire et la recherche le mettent clairement en exergue [14].

Ajoutons à cela qu’à titre de comparaison, on dénombre environ 30 000 morts humaines causées par des chiens chaque année à travers le monde [15]. En France, l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) fait état d’une moyenne de 10 000 morsures de chiens par an [16]. Malgré l’absence de rage, le pays compte 2 décès des suites de ces morsures chaque année [17].

Le chien domestique tue et blesse, en France comme à l’échelle mondiale, bien plus de personnes que les loups. Si nous sommes prêts à laisser entrer un chien chez nous, le moins que nous puissions faire ne serait-il pas de laisser les loups se promener dans la nature ?

Quid de la chasse récréative ?

Puisque le président de la FNC a visiblement son mot à dire concernant les dégâts du loup, il ne paraît pas illogique de les comparer avec ceux occasionnés par les chasseurs. En France, ces derniers ont causé la mort de 421 personnes entre 2000 et 2021, soit une moyenne de 20 victimes par an [18]. C’est deux fois plus à l’échelle nationale, que le loup à l’échelle mondiale.

Le 2 novembre dernier, la maire de Chapelle-des-Bois (25) où plusieurs attaques du canidé sauvage sur du bétail sont à déplorer, a déclaré à un journaliste de l’Est Républicain au sujet du loup : « Ici, plus personne n’ose aller en forêt »[19]. Mais de qui, des loups ou des chasseurs, les promeneurs, cueilleurs de champignons, photographes et autres vététistes arpentant les forêts françaises ont-ils ou devraient-ils vraiment avoir peur ? Si nous sommes « prêts » à laisser des individus armés se promener dans des espaces naturels que nous avons toutes et tous en partage, que pourrions-nous reprocher à des animaux qui fuient l’homme ?

2. Le loup, une menace pour la biodiversité ?

photographie loup de profil
© Antoine Lafay

Qu’en dit la science ?

Selon les militants anti-loups, le prédateur impacterait négativement la biodiversité. La hausse de ses effectifs ferait baisser la population d’ongulés sauvages et, en s’en prenant au bétail, il nuirait non seulement au profit des éleveurs, mais également à l’entretien des prairies. Qu’en est-il réellement ?

Tout d’abord, et comme l’a très bien expliqué le cinéaste animalier Jean-Michel Bertrand à notre micro, précisons que le loup, à l’instar de tous les prédateurs naturels, s’autorégule en fonction des ressources disponibles [20]. Autrefois présent sur tout le territoire français, il se développe en reprenant peu à peu possession d’espaces où ses proies sont suffisamment présentes pour assurer sa survie. Si les ressources en proies diminuent, la population des loups diminue elle aussi. Dès lors, le loup ne peut ni pulluler ni porter atteinte aux populations d’animaux dont il se nourrit.

Bien au contraire, le loup favorise le maintien en bonne santé des populations d’ongulés sauvages en chassant prioritairement les individus les plus faibles, notamment les individus malades, contribuant ainsi au contrôle d’épidémies susceptibles de contaminer l’ensemble de la harde [21]. Enfin, en maintenant en mouvement les ongulés se nourrissant des jeunes pousses d’arbres, le loup participe au rajeunissement et à la croissance des forêts [22], piliers incontestables de la biodiversité et abritant une très grande richesse écologique.

Par conséquent, et comme le montrent de nombreuses études scientifiques — qui ne se limitent pas au cas de Yellowstone où le retour du loup a eu des effets extrêmement bénéfiques[23] mais dont les réalités du terrain sont évidemment différentes de celles propres à nos contrées —, la présence du loup en France favorise la biodiversité[24]. À l’instar des autres grands prédateurs que sont le lynx et l’ours, il figure indubitablement parmi les éléments de réponse à l’érosion massive du Vivant.

Les dérives de l’élevage productiviste

Peut-on en dire autant de l’élevage productiviste au nom duquel les loups sont ainsi tués ? Dans son dernier rapport, l’IPBES (surnommé « GIEC de la biodiversité ») rappelle que plus d’un tiers des surfaces émergées de la planète, et 75 % des ressources en eau sont dédiées à l’agriculture [25]. L’élevage, avec 75 % des surfaces agricoles mondiales, est la première cause de modification des habitats, elle-même principale responsable de l’érosion de la biodiversité à travers le monde. Il est aussi l’un des principaux émetteurs de GES de la planète (14,5 % du total [26]) et l’une des toutes premières causes de déforestation (80 % de la forêt amazonienne et 14 % des forêts mondiales [27]).

Outre son rôle majeur dans le dérèglement climatique en cours, l’élevage est également responsable de phénomènes aussi dramatiques que l’eutrophisation des cours d’eau qui touche massivement la France, de la Bretagne avec l’élevage porcin [28], à la Franche-Comté avec l’élevage bovin [29] concerné par les attaques de loups. Le rapport de 500 pages d’une équipe scientifique du laboratoire Chrono-environnement de l’université de Franche-Comté est très clair concernant l’état des rivières karstiques, caractéristiques de la région : les pratiques agricoles intensives liées notamment à la production du Comté constituent la cause principale de l’eutrophisation des cours d’eau, elle-même responsable d’une part non négligeable de la mortalité piscicole [30] [31].

Selon Marc Goux du collectif SOS LRC[32] (Loue et rivières comtoises), à ce phénomène s’ajoute l’importation par certains éleveurs locaux de soja brésilien, source indéniable de déforestation en Amazonie esquissée plus haut. Dans ces conditions, peut-on sérieusement considérer des filières telles que celle du Comté comme étant vectrices de biodiversité[33] ? Rien n’est moins sûr.

Cette emprise de l’élevage sur les milieux naturels et le monde sauvage s’est aussi vérifiée récemment dans le massif du Bargy, situé dans la région Auvergne-Rhône-Alpes. Les 17 et 18 octobre 2022, 61 bouquetins ont en effet été abattus à la demande de certains éleveurs et producteurs de Reblochon afin d’éradiquer du territoire un foyer de brucellose, maladie potentiellement transmissible au bétail et à l’homme[34].

Pourtant, des études menées au préalable avaient révélé que seuls 4% des effectifs de bouquetins y étaient contaminés. Les experts du CNPN (Conseil national de la protection de la nature) ont souligné que l’abattage indiscriminé d’individus sains était totalement inutile et que l’infection était en mesure de s’éteindre d’elle-même, si tant est que soient respectées certaines mesures. Cela n’a malheureusement pas empêché les tirs sur une espèce elle aussi protégée[35].

L’entretien des prairies

Que dire à présent de l’entretien des prairies défendu par de nombreux acteurs du monde de l’élevage ? Tout d’abord, il semble important de préciser que, contrairement à une représentation courante de l’imaginaire collectif, la faune et la flore de ces paysages existaient longtemps avant l’arrivée du bétail [36]. À surface équivalente, une prairie compte moins d’espèces animales et végétales qu’une vieille forêt, et la différence est encore plus flagrante lorsque cette prairie est surpâturée [37].

Moins de bétail favoriserait par ailleurs l’entretien des prairies par les ongulés sauvages, à condition que nous leur redonnions de l’espace et les chassions moins. Cet entretien pourrait également être assuré par les grands herbivores sauvages disparus (bisons européens, chevaux…)[38] dont la réintroduction a été menée avec succès ici et là. Ces animaux ne seraient-ils pas plus en phase avec la vie sauvage dont, rappelons-le, notre propre survie dépend et dont nous détruisons chaque jour un peu plus les habitats ?

En résumé, qui est le véritable allié de la biodiversité ? Les grands prédateurs tels que le loup ? Ou bien l’élevage productiviste ?

Précisons bien qu’il n’est ici question que des dérives industrielles productivistes de l’élevage à l’heure où le loup est tué en leur nom. Lorsque la densité du bétail est peu importante, une agriculture non préjudiciable aux écosystèmes semble parfaitement réalisable[39]. Cependant, cette approche apparaît comme étant encore largement minoritaire en France, y compris dans les territoires où le loup est attaqué[40].

3. Le loup, incompatible avec l’élevage ?

photographie loup de profil dans hautes herbes
© Séverin Rochet

État des lieux

Quelles sont les pertes d’animaux d’élevage liées au loup ? Concernant les ovins (victimes de 94 % des attaques [41]), les pertes annuelles françaises s’élèvent à environ 11 000 animaux, soit 0,15 % du cheptel français et moins de 1 % de celui des secteurs concernés par les attaques [42].

Les pertes liées à d’autres facteurs que le loup (accidents de transport, dérochements, maladies…) sont dix fois supérieures[43]. Quant à la quantité d’ovins abattus par l’être humain pour sa propre consommation, elle est 500 fois supérieure[44]. Pour ce qui est des bovins, dans le seul massif du Jura, l’association FERUS rappelle qu’en date du 19 octobre 2022, 0,0003%[45] du cheptel a été blessé ou tué par le prédateur.

Par ailleurs, en accord avec le Plan Loup (Plan national d’actions 2018-2023 sur le loup et les activités d’élevage[46]), les éleveurs sont indemnisés pour la perte de bétail imputable au « loup non exclu », y compris donc dans les cas où rien n’a permis de certifier qu’il s’agissait bien de l’œuvre de Canis lupus[47]. En effet, quand, à titre d’exemple, les attaques ne relèvent ni du loup ni du lynx ni de l’ours, mais d’un chien divagant, les éleveurs concernés ne sont techniquement indemnisés que si le chien en question et son propriétaire sont retrouvés[48].

Cela n’étant que rarement le cas, les agents de l’OFB, chargés d’analyser des indices loin d’être toujours probants, concluent bien souvent à une « prédation par loup non exclue »[49]. Cela permet à l’agriculteur d’être indemnisé à la suite des pertes occasionnées. Si cette forme d’indemnisation n’enlève rien à la peine voire au traumatisme des éleveurs victimes d’attaque(s), et si elle est théoriquement conditionnée à la mise en place préalable de mesures de protection des troupeaux, elle a le mérite d’exister. Avant le retour du grand prédateur dans l’Hexagone que les chiens divagants n’ont pas attendu pour sévir, elle était beaucoup moins évidente.

Le phénomène du « surplus killing »

Ce qui rend les attaques du loup sur le bétail particulièrement éprouvantes et traumatisantes pour les éleveurs, c’est aussi la tendance que peut avoir le prédateur à pratiquer ce que l’on appelle le « surplus killing ». Il arrive en effet que le loup ne se contente pas d’un seul animal lorsqu’il attaque un troupeau domestique. Quand cela a le malheur de se produire, les éleveurs retrouvent non pas une, mais plusieurs de leurs bêtes tuées, parfois sans même avoir été consommées.

Ce phénomène s’explique par le fait que le loup, au fil de l’évolution, a développé une technique de chasse en meute basée sur la poursuite. Dans le cas d’ongulés sauvages ayant évolué avec Canis lupus, comme le cerf, le sanglier, etc., cela fonctionne bien puisque ces animaux sont passés maîtres dans l’art de s’échapper voire de se défendre face au grand prédateur. En outre, lorsqu’une proie sauvage est attrapée par une meute de loups, le reste de la harde a généralement disparu et se trouve hors d’atteinte.

Dans le cas d’animaux domestiqués que l’être humain a délibérément privés, au fil de la sélection qu’il en a faite, de la faculté de fuir et de se défendre, c’est une tout autre histoire. Le loup est programmé pour tuer tant que ses proies sont en mouvement, cela indiquant que la chasse n’est pas arrivée à son terme. Quand il pénètre au sein d’une pâture et que le bétail, pris de panique, s’agite sans pouvoir ni même parfois avoir le réflexe de s’enfuir, le loup est excité et ne s’arrête de tuer que si l’agitation cesse. En l’absence de facteur venant interrompre sa démarche (intervention humaine ou d’un chien de protection par exemple), cela peut quelquefois virer au carnage.

Le « surplus killing » est difficile à vivre pour les éleveurs qui, en plus de voir leur travail de longue haleine réduit à néant, y voient logiquement une forme de sadisme de la part du canidé. Mais, nous l’aurons compris, il ne s’agit en rien de sadisme. Il s’agit d’un comportement tout à fait naturel, rendu possible par le biais de la domestication de nos animaux d’élevage, et que l’on retrouve chez bien d’autres prédateurs comme le lynx[50], ou encore le renard dans les poulaillers[51].

Comme le souligne le biologiste Jean-Marc Landry, l’homme étant à l’origine de la création d’espèces incapables de se défendre par elles-mêmes, il relève de sa responsabilité de les protéger[52].

Des tirs létaux contre-productifs

Avant d’aborder la question des fameuses mesures de protection des troupeaux, que pouvons-nous dire des tirs létaux dits « tirs de défense » et « tirs de prélèvement », si fréquents en France et effectués sous l’égide des autorités ?

Sur cette question, la science est sans équivoque. Tirer sur des loups dans l’intention de les tuer, pour peu que soit abattu un membre du couple reproducteur et comme cela a sans doute été le cas avec la louve tirée dans le Doubs le 20 septembre 2022[53], tend à produire l’effet inverse de celui escompté. En effet, cela disperse la meute et, en faisant de ses membres des animaux solitaires, rend les loups moins armés pour la chasse aux ongulés sauvages.

De ce fait, les canidés se rabattent bien plus spontanément vers les proies faciles que constituent les animaux d’élevage[54]. Par ailleurs, les loups exécutés n’ont par définition rien appris et sont incapables de transmettre à leurs congénères et à leurs descendants le risque que représente la prédation sur le bétail. Sans compter qu’une fois leur place laissée vacante, ils seront vite remplacés par de nouveaux individus[55] [56].

Les solutions

Depuis le retour naturel du loup dans les Alpes françaises au début des années 90, après 50 ans d’absence dans l’Hexagone [57], des mesures de protection ont été mises en place dans de multiples exploitations de cette région [58]. Voici une liste (non exhaustive), des plus courantes d’entre elles dont une grande partie, selon les cas, est financée par l’État français :

  • Gardiennage et surveillance renforcée des troupeaux (à l’instar de ce que proposent les associations FERUS [59] en France et OPPAL [60] en Suisse).
  • Achat et accompagnement technique de CPT (chiens de protection des troupeaux).
  • Clôtures électrifiées pour limiter l’intrusion des prédateurs dans les zones de pâturage.
  • Réalisation d’études de vulnérabilité des troupeaux, etc.

Bien que ces outils ne préviennent pas toutes les attaques, ils permettent d’en réduire nettement la fréquence[61].

La mise en place des mesures de protection susmentionnées, par ailleurs susceptibles d’être perfectionnées et/ou complétées par d’autres techniques telles que le rehaussement et l’enfouissement des clôtures, le recours au dispositif de protection Turbo Fladry[62], l’utilisation de drones équipés de produits répulsifs, ou encore l’épandage de crottes et d’urines de loups étrangers autour des pâturages[63] […] apparait dès lors comme une approche à privilégier.

La situation des pays voisins

Dans les pays voisins de la France d’où le loup n’a jamais complètement disparu, comme l’Espagne ou l’Italie, les éleveurs semblent davantage soutenus par l’État et plus disposés à se doter des moyens de protection qu’impose la cohabitation de leur activité avec la présence du prédateur. Ces deux pays comptent pourtant 2 à 3 fois plus de loups (un peu moins de 1000 en France contre près de 2000 en Italie et plus de 3000 en Espagne [64]) pour autant, voire plus d’ovins (7 millions en France et en Italie, 14 millions en Espagne) [65]. Si la gestion de cette cohabitation n’y est évidemment pas toujours facile, et si des cas de braconnage y sont à déplorer, la situation paraît plus apaisée qu’en France où le loup est non seulement braconné, mais aussi « régulé » sous l’égide de l’État.

Ovins, bovins, caprins […] dans les Alpes, dans le massif jurassien, ou ailleurs en France, rien ne permet d’affirmer sans étude préalable, comme le fait le ministre de l’Agriculture cité ci-après, que les troupeaux ne sauraient être protégés. Des moyens existent et ont fait leurs preuves face aux loups comme aux lynx ou encore aux chiens errants et divagants. Encore faut-il que l’État et les éleveurs concernés soient disposés à les mettre en place partout où cela s’impose, bien au-delà des seules Alpes françaises, et avec en tête une adaptation propre à chaque type d’élevage et à chaque paysage. Même si nombre d’éleveurs courageux s’y sont résolus dans bien des territoires de France, avec ou sans aide et soutien de l’État, cela semble encore loin d’être la norme.

4. Le loup, un « bouc émissaire » bien commode :

photographie loup de face
© Adrien Favre

Un ministre de l’Agriculture opposé au loup ?

Le 22 novembre 2022, à Pontarlier (25), le ministre de l’Agriculture Marc Fesneau a déclaré que les troupeaux du massif jurassien étaient « à l’évidence non protégeables » [66]. Il a ainsi écarté toute nouvelle initiative de l’État susceptible d’accompagner les éleveurs locaux dans l’acquisition de véritables moyens de protection, pourtant garants d’une cohabitation pérenne avec le canidé.

Il a par ailleurs reproduit ce que disaient déjà certains éleveurs d’ovins et leurs soutiens politiques lors du retour du loup au début des années 90 dans les Alpes françaises. N’en déplaise à Monsieur Fesneau, maintes exploitations y sont aujourd’hui efficacement protégées grâce à la mise en place de mesures adéquates de plus en plus généralisées[67].

En déclarant également : « Aujourd’hui, l’espèce menacée, c’est plutôt l’éleveur que le loup »[68], le ministre a été particulièrement clair sur ses intentions. Il a affirmé son soutien aux logiques de destruction d’une espèce protégée prônées par certains chasseurs, éleveurs et autres responsables du monde agricole, tout en faisant du loup le parfait bouc émissaire.

Le loup aurait-il bon dos ?

Le loup, dont la population est donc « régulée » au nom de la protection de l’élevage, n’est bien souvent qu’un « souffre-douleur » tout trouvé. Si la perte d’un animal tué par le canidé est évidemment terrible pour les éleveurs, même en cas de compensation financière, il s’agit en réalité d’un écueil venant s’ajouter à des difficultés économiques souvent bien plus sérieuses, et sans lesquelles la cohabitation avec le loup serait très certainement bien plus aisée.

En effet, les éleveurs français font face depuis de multiples années, bien avant le retour du loup, à une forte concurrence internationale et à la baisse générale de la consommation de viande en France. Celle-ci a en effet reculé de 0,8 % par an en moyenne depuis 2011[69], notamment en raison d’une prise de conscience environnementale et de la hausse des prix. Quant à la seule consommation de viande ovine, la plus concernée par la problématique du loup, elle a baissé de 40% en 30 ans[70].

Ces deux facteurs ont fortement dégradé la situation économique des éleveurs, au point que nombre d’élevages, notamment parmi les exploitations ovines, ne subsistent que par le biais des subventions nationales et européennes [71].

Paradoxalement, ce sont les zones où le loup est le plus présent, et où donc les aides[72] liées à la présence du prédateur s’ajoutent aux subventions classiques, que les exploitations de la filière ovine se maintiennent le mieux, à l’instar de la région PACA. Comme nous l’explique Jean-Marc Landry, le grand prédateur a eu le mérite de révéler la situation délicate dans laquelle se trouve l’agriculture de montagne : « Nous n’avons jamais autant parlé des moutons, des éleveurs et des bergers. Grâce au loup, on remet des bergers dans nos montagnes »[73].

En résumé, sans nier qu’il s’agisse évidemment d’une contrainte à considérer, le loup est-il réellement l’ennemi n°1 de l’élevage ovin, bovin ou encore caprin en France ? Loup dont le retour était annoncé partout où il s’installe, comme dans le massif du Jura ? Retour que l’État et le monde agricole auraient pu et dû anticiper, ce que n’a eu de cesse de prôner le monde associatif à l’instar de FERUS, de l’ASPAS, de l’association FNE ou encore du Pôle Grands Prédateurs qui par ailleurs a toujours offert d’accompagner les éleveurs du massif jurassien dans cette entreprise[74] […].

Cet adversaire n’est-il pas plutôt à chercher du côté de la situation économique pour le moins délicate dans laquelle ces secteurs sont plongés et que l’État se réjouit de pouvoir occulter en pointant du doigt un animal protégé ?

Un regard vers l’avenir

Le loup est là. Il n’a eu de cesse de se développer depuis son retour dans l’Hexagone au début des années 90. À moins de l’éradiquer complètement du territoire européen, ce qui n’est ni souhaitable ni de toute façon réalisable, il le restera. Plus vite nous l’admettrons et cesserons d’entretenir les contre-vérités ici interrogées, plus vite nous avancerons vers une cohabitation bénéficiant à tout un chacun, comme au Vivant dans son ensemble.

Alors que nous sommes au cœur d’une 6e extinction de masse dont l’être humain est seul responsable[75] ; alors que nous avons perdu 69% des populations d’animaux sauvages en moins de 50 ans[76] ; alors que seuls 4% des mammifères de la planète sont aujourd’hui sauvages (les 96% restants étant composés de l’être humain et de ses animaux domestiques)[77] ; ne nous devons-nous pas d’apprendre à vivre avec tous les êtres vivants qui nous entourent ? À défaut d’être facile lorsqu’il s’agit de grands prédateurs tels que le loup, cela n’apparaît-il pas comme un impératif aussi bien écologique que moral ?

Comme l’appelle de ses vœux le philosophe Baptiste Morizot dans son ouvrage Manières d’être vivant, nous avons en ce sens une bataille culturelle à mener.


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Pour écouter les épisodes sur les Canidés avec Vannina Giacomoni :

Les épisodes sur les Loups avec Jean-Michel Bertrand :

Les épisodes des Mécaniques du vivant sur les Loups chez France Culture :

– Sur l’appli Radio France : https://urlday.cc/MDV_ARF_loup

– Ou sur Baleine sous Gravillon :

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banniere baleine sous gravillon