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Sans être carnivore je suis un “déprédateur”, un bioagresseur, un agent phytopathogène, un mycoplasme, etc. Après m’avoir transporté, exploité, démultiplié, il faut désormais m’éliminer, me mutiler, m’exterminer, me pulvériser, me traquer, m’anéantir. Et si je ne le nuis pas, gare à l’invisibilité ! Pour être étudié et protégé, je dois répondre aux canons de beauté ! Pourquoi ?

Homo sapiens, autoproclamé espèce supérieure sur Terre et centre de l’univers, a décidé de classer les “autres” animaux en différentes catégories qui évoluent au cours du temps et qui peuvent varier d’un pays à un autre.

Selon Eric Baratay dans son ouvrage “Le point de vue animal. Une autre version de l’histoire“, on compte désormais les animaux qui ont été réduits à l’état de ressources (énergétiques ou alimentaires) de plus en plus industrialisées (“animaux-produits” industriels), les animaux de compagnie (chiens et chats particulièrement utiles sur le plan affectif), et enfin tous ceux qui n’ont de valeur qu’en tant que point de comparaison avec l’Humain, souvent renvoyés dans ce qui reste de nature plus ou moins sauvage, qui sont étudiés ou protégés (ex : espèces classées CITES). Mais il existe toujours ceux qu’il faut sacrifier, détruire ou ceux qui ont moins de valeur, véritables castes “d’intouchables”.

Si on se penche particulièrement sur les dernières catégories, on trouve à la fois les animaux indésirables car ils sont laids, peu exploitables ou inutiles à première vue ; et les nuisibles, à exterminer.

Quand laideur et rentabilité ne sont pas compatibles

Le blobfish, pas nuisible mais moche
Chabot blob – Psychrolutes marcidus

Je suis visqueux comme de la morve ou de la matière fécale, je n’ai pas de grands yeux comme un bébé humain. Je ne suis donc pas rentable, et mes chances de survie sont alors très minces, même si je fais partie des 27000 espèces menacées dans le monde ! Je suis le laissé-pour-compte de la Biodiversité.

Blobfish (Psychrolutes marcidus)

Les animaux laids ont moins de chance d’accéder à des programmes de conservation (ex : sélection de l’Australie sur le caractère attrayant et touristique de certains aniamux), ou arrivent en queue de peloton des espèces prioritaires. Parents pauvres des programmes de recherche universitaires, ils ont été peu étudiés par manque de moyens. “Les zoos remplis d’animaux certes menacés, mais moches, ne gagneront jamais d’argent.” Daniel Frynta, biologiste à l’université Charles de Prague dans la revue “Scientific american[i].

De leur côté, pour obtenir des financements, les ONG mettent en avant les animaux “attendrissants, majestueux, les Rois de la Jungle…” pour générer des mécanismes d’auto-identification et donc d’adhésion.

A quel moment, devient-on nuisible ou ravageur ?

Les textes réglementaires et législatifs donnent une définition juridique anthropocentrée par excellence. On appréhende les animaux au travers de la seule perspective humaine, dans un cadre normatif et réglementaire implacable. La loi française définit ce qu’est un “nuisible” dans le Code de l’environnement, article R-427-6. Le classement de certaines espèces en animaux susceptibles d’occasionner des dégâts (les ESOD), communément appelés animaux nuisibles (souvent les insectes, les rongeurs, etc.), se justifie par l’atteinte qu’elles peuvent porter à la santé et à la sécurité publiques, à la protection de la flore et de la faune, aux activités agricoles, forestières, aquacoles et à d’autres formes de propriété.[ii]

Le renard considéré comme espèce nuisible
Renard roux (Vulpes vulpes)

Si la notion de “nuisible” a enfin définitivement disparu de nos textes en 2018, dans les faits, rien n’a changé et surtout chez les chasseurs. En France, selon ASPAS Nature (Association pour la protection des animaux sauvages), si je suis Renard, Fouine, Martre, Putois, Belette, Corneille, Corbeaux freux, Étourneaux, Pie, Geais, je suis inscrit sur une liste de la mort. En effet, le déterrage des blaireaux par exemple est autorisé dans de nombreux départements.

Cette subtilité rend le travail juridique des associations de protection des mal-aimés très ardu, chronophage et couteux, car chaque département possède sa liste et ses spécificités. Toutefois on peut saluer des succès en 2022 de l’ASPAS à l’encontre d’arrêtés préfectoraux qui autorisaient des périodes complémentaires de vénerie sous terre de blaireaux.

“Renards, fouines, martres, putois, corneilles, corbeaux freux, étourneaux, pies, geais : tous ont le malheureux point commun de figurer malgré eux sur la nouvelle “liste de la mort” du Ministère, établie tous les 3 ans”.

ASPAS

Et force est de constater que certains paysans notamment des membres du réseau associatif national “Paysans de Nature” s’efforcent de laisser des espèces dites nuisibles (ex : les blaireaux) ou considérées comme indésirables pour la prédation exercée sur les troupeaux (loups), cohabiter en abolissant les frontières du domestique et du sauvage. Sébastien Blache de la ferme du Grand Laval en fait partie.

Le putois considéré comme nuisible dans certains département
Putois (Mustela putorius)

Être Putois c’est parfois plus mobilisateur, car je suis mignon (et encore… aux yeux des citadins et de quelques néoruraux), mais si je suis tique ou punaise de lit, quelle “autre” espèce sur terre pourrait me trouver une utilité, à part les chercheurs en biologie moléculaire peut-être ? Des lois sont spécialement votées pour moi dans le domaine du logement notamment.[iii]

De “Vaillant” combattant à “rats volants”

Colombe vénérée, Biset indésiré

Le pigeon biset considéré comme nuisible dans les villes
Pigeon biset (Columba livia)

Le Pigeon est un véritable “sans toit ni loi”. Tantôt domestique, tantôt sauvage, il “vole” dans un vide statutaire. Hugo Ricci, doctorant en Droit Public de Institut Maurice Hauriou, Université Toulouse écrit dans le JDA, à propos du pigeon et du droit administratif: “Le statut juridique du pigeon sauvage semble enclavé entre une espèce domestique et une espèce chassable, mais n’appartenant ni à l’une ni à l’autre, se trouve ainsi dans un vide juridique qui fait de lui un res nullius.”

Accusé de nos jours de multiples nuisances et dégradations, le Pigeon était pourtant apprécié par le passé.  En effet, le droit de colombage instauré par Charlemagne et supprimé en 1789, relevait du statut nobiliaire. Posséder des colombiers (pigeonniers aujourd’hui) conférait aux seigneurs, outre nourritures et engrais (fientes), des signes extérieurs de richesse. En effet le nombre de nichoirs (ou boulins) était proportionnel à la surface de leurs terres. Aujourd’hui, le pigeonnier apporte un trait de caractère aux demeures et châteaux des Provinces qui pratiquaient le droit coutumier.

Les Pigeons étaient appréciés et souvent utilisés par l’armée pour transmettre des messages. Le pigeon Vaillant fut un des derniers combattants de la Première Guerre mondiale, sur le front de Verdun en 1916. Il fut même décoré. Quelques Pigeons ont été utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale mais le développement du téléphone a fait disparaître la domestication du fameux columbidé. De nos jours, la colombophilie relève du loisir.

Sous Buffon, les Pigeons fuyards étaient considérés comme des esclaves affranchis. Le Pigeon s’est réensauvagé progressivement au XIXe siècle. Doté d’un statut scientifique hybride, il s’est vu ensuite attribuer un statut juridique sans propriétaire (Res nullius). Espèce parfois considérée comme commensale, elle est devenue “indésirable” avec l’après-guerre hygiéniste. Ses fientes autrefois prisées ont été redoutées et on l’a accusé d’apporter des maladies. Mais comme toute espèce vivante, il est porteur de bactéries ! Par ailleurs, de nos jours, ses fientes ne peuvent plus servir d’engrais car trop chargées en métaux lourds en raison de la pollution. Des associations comme AERHO (Association Espaces de Rencontres entre les Hommes et les Oiseaux) prônent une écologie urbaine de la réconciliation, pour aider les villes à cohabiter avec ces oiseaux. Son président Didier Lapostre, historien de la protection animale au XIXe siècle témoigne notamment de l’intelligence des Pigeons et tente de réhabiliter le Biset des villes.[iv]

Prédateurs apatrides

Protégé en Europe…, tué en France 

Des espèces comme l’Ours brun bénéficiant de mesures de protection au niveau de la commission européenne, se retrouve pris dans les “mailles du filet” au niveau local.

Je vous informe que la Commission a déjà indiqué aux autorités françaises que le remplacement des trois ours tués semble à minima nécessaire, à la lumière de l’état de conservation défavorable de l’Ours en France“, a écrit Nicola Notaro, un responsable de la direction générale de l’environnement de la Commission européenne.[v]

Ours brun
En 2020, on compte environ 70 Ours bruns (Ursus arctos) dans les Pyrénées

Le Français ne tolère aucun “grands” prédateurs autre que lui-même. Finalement, cette attitude signifie qu’il est bien le seul prédateur, si on retient l’acception négative. Trop de Lynx, Loups et Ours font l’objet de tirs à la fois autorisés par des quotas fixés par la loi et de tirs de braconnage réguliers sans être vraiment inquiétés. L’échec de la gestion nationale de ces grands prédateurs, souvent clefs de voute des écosystèmes est multifactorielle et très dépendante des particularités, cultures locales et conditions pédoclimatiques.

En France, les raisons sont complexes, passionnées et multiples que cela soit due à un manque de concertation historique, à un effet d’aubaine apportés par les aides compensatoires nationales d’éleveurs qui se “payent sur la bête”, à un manque de vision pluridisciplinaire et systémiques (chercheurs, éleveurs, citoyens, administrations, etc.) et surtout aussi de capacités à tirer des leçons des retours d’expérience de nos voisins européens ou plus lointains.

Loup gris en meute
Loups gris (Canis lupus)

Dans le parc de Yellowstone, le Loup a permis de réguler le nombre d’ongulés et d’éviter que ceux-ci ne détruisent des massifs forestiers. Et de nombreux scientifiques comme Gilbert et Béatrice Krémer-Cochet en appellent à un “réensauvagement de l’Europe”, déplorant le fait que tous les parcs nationaux en France notamment ne soient pas réellement des espaces totalement sauvages à l’instar de ce qui se peut faire aux États-Unis.

En France, ces espèces ont fait l’objet d’une gestion à la gouvernance trop souvent technocrate, aveugle parfois à une réelle détresse d’éleveurs désemparés ; et incapable d’anticiper la conduite du changement nécessaire. Il est compliqué de ne pas faire preuve d’empathie devant le drame vécus par les éleveurs, mais aussi envers ces animaux éradiqués au siècle dernier qui ont le droit de vivre comme tous les vivants sur la planète, déjà bien largement confisquée par Homo sapiens. Le manque de vision systémique est lié à cette déconnexion avec tous les êtres vivants et à une attitude utilitariste des ressources, l’Humain et le reste, ses ressources. On est passé de paysan à exploitant, dont l’acception sémantique parle pour elle-même. La réintégration de tous les vivants dans notre feuille de route pour une résilience planétaire est nécessaire et elle passe aussi par la compréhension des contraintes de chacun si celles-ci sont de bonne foi. Comme Baptise Morizot le précise dans Manière d’être vivant. “…Ce modèle a dérivé dans toutes les formes de lutte de camps : les pro-loups n’ont pas le droit d’avoir de l’empathie pour les éleveurs, sous peine d’être accusés de trahison ; les éleveurs n’ont pas le droit d’évoquer, en se décentrant, le droit des loups à l’existence, sous peine de représailles parfois violentes de la frange radicalisée anti-loups du pastoralisme. Dans l’approche ébauchée ici, il faut au contraire que l’empathie circule jusque chez les ennemis, …“. Force est de constater que cette prise en otage partisane, ne favorise pas les chemins de transition nécessaires à l’apaisement et au dialogue pour bâtir un véritable plan de gestion nationale. A noter que ce sont les même mécanismes et schémas mentaux qui empêchent certains agriculteurs à passer à l’agrobiologie, par peur de passer pour un paria et quitter le “clan”. Le clan de la pensée unique, nourri et biberonné depuis des générations au discours de la FNSEA, quant à l’utilité des pesticides ou à la place de l’animal.

Des tirs d’effarouchement d’ours et de loups sont déformais pratiqués en France pour tenter de trouver un fragile chemin de coexistence, mais ils s’avèrent, selon les experts, souvent inefficaces. Ils dispersent en effet les meutes de loups loin du couple alpha qui sait s’attaquer à la faune sauvage, laissant des jeunes loups solitaires inexpérimentés et privés de l’effet “meute” se rabattre sur des proies plus faciles, donc domestiques. Et comme le précisé Pierre Jouventin, “Plus on tue de loups en France, plus il y a d’attaque de moutons…. Et les Inuits avaient raison quand ils affirmaient que le loup conserve les troupeaux en bonne santé.”[vi]

Les nouveaux explorateurs, jugées espèces invasives

Jussie rampante nuisible car envahissante
Jussie rampante (Lugwigia peploides) une plante aquatique envahissante en Europe – Père Igor – CC BY-SA 3.0

Je suis partie à la conquête de nouveaux espaces grâce à l’Être humain. Mais, lui seul a-t-il le droit d’explorer d’autres terres et de “proliférer” sur tout le globe ?

Écrevisse de Louisiane, Ragondin d‘Amérique, Jussie rampante

On les a importées pour servir comme auxiliaire biologique, afin de sauver des cultures ou pour nous couvrir en hiver. Mais à présent que ces espèces s’implantent et se répandent au détriment d’espèces locales, il faudrait les éradiquer. Même si certains scientifiques sont favorables à une forme de “laisser faire”, la communauté a préféré établir une liste d’espèces invasives et envahissantes[vii], car considérant à juste titre, ces espèces comme la cinquième cause du déclin de la biodiversité mondiale par l’IPBES[viii]. L’espèce invasive est donc ainsi une forme inversée du pompier pyromane, pompier d’abord, pyromane ensuite…

Toutefois, n’est-il pas encore un ressort purement anthropocentré de vouloir réguler, orchestrer, agencer le vivant en fonction de notre propre boussole ? L’Anthropocène n’amènerait-il pas l’Anthropocène dans une spirale infernale ? Même si force est de constater qu’Homo sapiens, en étant responsable en quelques siècles de la modification des écosystèmes, doit s’efforcer de limiter les dégâts qu’il a causés en agissant par des mesures radicales.

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Reprise par Chrystelle ROGER de son article paru initialement le 11 décembre 2019 dans le blog de Mines Paris-Tech-ISIGE (Institut Supérieur d’Ingénierie et de Gestion de l’Environnement).

L’ensemble des articles de la série Désir d’indésirables, un plaidoyer pour la réhabilitation des nuisibles” :

Références et articles :

  • Perrine Dulac, Frédéric Signoret, Paysans de Nature, Réconcilier l’agriculture et la vie sauvage, Delachaux et Niestlé, sep. 2018, ISBN 978-2-603-02567-3, 190 p.
  • Baptiste Morizot, Manière d’être vivant, collection Monde sauvages, Actes Sud, 2020, ISBN 978_2_330_12973-6, 324 p.
  • Gilbert Cochet, Béatrice Kremer-Cochet, L’Europe réensauvagée. Vers un nouveau monde, collection Mondes Sauvages, Actes Sud 2020, ISBN 978-2-330_13262-0, 321 p.
  • Laurent Tillon, Et si on écoutait la nature ? Payot 2018, 399 p.
  • Janine M. Benyus, Quand la nature inspire les innovations durables, Rue de l’échiquier 2017, ISBN : 978-2-37425-068-7, 500 p
  • Pierre Jouventin, Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble », 2021, Éditions HumenSciences-248 pages
  • Myceco, Ceebios, Biomimétisme, quels leviers de développement et quelles perspectives pour la France ? restitution de la journée de travail France Stratégie, 2020, 74 p.
  • Barroux (2017) Rats, punaises, moustiques, frelons… Le nombre de « nuisibles » explose en France, dans Le Monde 8 juin 2017
  • Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères/ Touzeil-Divina & Amilhat ; L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 365.

[i] Propos repris dans l’article de France Info « On voudrait une nature à l’image de ce qu’on aime” : pourquoi les animaux moches sont plus menacés que les autres », 01/08/2019

[ii] Exemple sur la Direction régionale et interdépartementale de l’environnement, de l’aménagement et des transports d’Ile de France : https://www.driee.ile-de-france.developpement-durable.gouv.fr/les-especes-susceptibles-d-occasionner-des-degats-r1127.html

[iii] Loi Elan sur les nuisibles dans le locatif (punaise de lit) : Le bailleur est tenu de remettre au locataire un logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé, exempt de toute infestation d’espèces nuisibles et parasites, répondant à un critère de performance énergétique minimale et doté des éléments le rendant conforme à l’usage d’habitation. » Loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs.

[iv] Conférence de Didier Lapostre à l’Université d’été de l’animale en Aout 2020, https://www.youtube.com/watch?v=Y7Lj0lenL0g

[v] Géo du 29/01/2021. https://www.geo.fr/environnement/leurope-demande-des-reintroductions-dours-dans-les-pyrenees-francaises-203585

[vi] Pierre Jouventin, auteur du livre « Ce mal-aimé qui nous ressemble », propos recueillis par ASPAS

[vii] https://www.ecologie.gouv.fr/especes-exotiques-envahissantes Une espèce exotique envahissante (EEE) est une espèce introduite par l’homme volontairement ou involontairement sur un territoire hors de son aire de répartition naturelle, et qui menace les écosystèmes, les habitats naturels ou les espèces locales.  On compte notamment : Le ragondin (Myocastor coypus) et le vison d’Amérique (Neovison vison), introduits volontairement pour l’exploitation de leur fourrure ; Le frelon asiatique (Vespa velutina) ; La jussie rampante (Ludwigia peploides).

[viii] Les principales causes du déclin de la biodiversité : https://biodiversite.gouv.fr/en-quoi-la-biodiversite-est-elle-menacee

Les épisodes sur les Loups avec Jean-Michel Bertrand :

Pour écouter les épisodes sur le réensauvagement avec Béatrice et Gilbert Cochet :

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