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“Immobile à l’ombre d’un saule, c’est le poignard dissimulé au flanc du vieux bandit”. C’est par ces quelques mots que Jules Renard, en 1894, dans son ouvrage “Histoires Naturelles”, décrit le Brochet, carnassier emblématique des eaux douces de France. 

Près d’un siècle plus tôt, les mots de Lacépède pour décrire cet animal sont tout aussi sanguinaires. Selon  le naturaliste, il est un véritable Requin d’eau douce. Aujourd’hui le Brochet traîne-t-il toujours à ses nageoires cette réputation de prédateur impitoyable ?

Broc, Bec-de-canard, Brocheton, Flûte, Goulu, Grand-gousier, Lanceron, Poignard, Fusil… Voici la liste non exhaustive des surnoms donnés au Brochet. En fonction de son âge, sa taille ou des régions, le Brochet porte différents noms. Ainsi, un Brochet de 30 à 50cm se nomme Sifflet. Lorsqu’il dépasse le mètre, il devient une Poutre. Appelé Hecht en Alsace, il est Brouchet dans le sud-ouest. 

Brochet carnassier vue de profil
Le “bec” du Brochet est caractéristique .CC Hugo Pichol – Fluviatilis

Cependant, tous ces noms font-ils bien référence au même poisson ? En Europe, jusqu’au début des années 2000, la littérature scientifique ne faisait état que du Brochet commun, Esox lucius. Cet animal vit dans toutes les eaux douces d’Europe, avec des courants faibles ou dans des eaux stagnantes. Il est présent dans le cours inférieur des rivières, dans les canaux, les lacs et les étangs. Les Pyrénées, contrairement aux Alpes, semblent avoir constitué un obstacle à l’extension de la présence du Brochet puisqu’on ne le trouve pas à l’état indigène en Espagne.

Or, en 2011, une espèce aux caractéristiques morphologiques et génétiques différentes est décrite en Italie : le Brochet cisalpin, Esox cisalpinus.

Suite à cette découverte, l’unité de recherche BOREA (laboratoire de biologie des organismes et des écosystèmes aquatiques) a collecté et inventorié plus d’une centaine de Brochets, provenant de 32 localités françaises ainsi que des collections du Muséum d’Histoire naturelle de Paris et de Londres.

Les résultats de cette étude ont  démontré que le Brochet cisalpin était présent au début du 20e siècle dans le lac Léman et le lac de Saint-André, et qu’il aurait disparu depuis, laissant la place au Brochet commun avec qui il cohabitait. Mais ce n’est pas tout, ces recherches ont permis la découverte d’une nouvelle espèce: le Brochet aquitain, Esox aquitanicus. Ce n’est donc pas une, mais bien trois espèces de Brochets qui existent en Europe dont une semble éteinte en France. 

Un poisson en forme de… Broche

Appartenant à la famille des Esocidés, le Brochet est un poisson dont la forme le rend identifiable au premier coup d’œil. Il possède un corps très allongé, en forme de broche, qui se termine par une tête dont la bouche très large lui donne l’aspect d’un bec de Canard. Le Brochet commun, Esox lucius, peut atteindre une taille de 1,30m pour plus de 15kg. Le record du monde pour un Brochet commun capturé en Allemagne date de 1983 : 147cm pour 31kg. 

Brochet au milieu des branchages
La robe du Brochet lui permet de se camoufler dans les branchages. CC Hugo Pichol – Fluviatilis.

Il possède une robe verdâtre à jaune, et arbore des tâches ou bandes plus ou moins foncées afin de se fondre dans le décor. Son ventre est toujours blanc. Le Brochet aquitain, Esox aquitanicus, que l’on trouve uniquement dans le sud-ouest de la France, possède un museau plus court, une nageoire anale plus large et un nombre moins élevé d’écailles sur la ligne latérale que le Brochet commun. En outre, il a aussi moins de vertèbres et une robe marbrée caractéristique. 

D’autres espèces appartenant à la famille des Esocidés peuplent les eaux douces mondiales:

  • Le Maskinongé, Esox maquinongy, est le plus grand de la famille. Il peut atteindre 2m et peser jusqu’à 40kg. Il vit dans les grands lacs d’Amérique du Nord.
  • Le Brochet maillé, Esox niger, vit dans le sud de l’Amérique du Nord ; il atteint la même taille que le Brochet commun.
  • Le Brochet amour, Esox reichertii, que l’on trouve principalement dans le bassin du fleuve Amour.
  • Esox americanus qui compte deux sous-espèces : le Brochet d’Amérique, Esox americanus americanus et le Brochet vermiculé, Esox americanus vermiculatus ; ce sont les plus petits de la famille et mesurent une trentaine de cm.

Un carnassier taillé pour la chasse.

Le corps du Brochet, en forme de fusée, lui permet des accélérations soudaines et puissantes lorsqu’il chasse. Ce carnassier se dissimule dans les herbiers et capte la proximité de sa victime grâce à ses différents sens (vue, vibration, signaux chimiques…). Le Brochet est capable de se déplacer en toute discrétion. En effet, en phase d’approche, il utilise seulement ses nageoires pectorales. Ainsi il émet très peu de vibrations. Arrivé à moins de 30cm, il “bondit” et attrape sa proie de préférence “de travers”. Le Brochet la retourne alors afin de l’avaler tête la première. Ses plus de 500 dents, 700 même pour Esox lucius, comprenant celles de ses mâchoires, ainsi que celles sur son palais et sa langue sont inclinées vers l’arrière. Elles lui permettent de retenir la proie encore vivante. Un mouvement des mâchoires dirige la proie vers l’œsophage. Enfin, elle est digérée par des sucs digestifs puissants.

Brochet à l'affut
CC Hugo Pichol – Fluviatilis

Malgré cet arsenal, le Brochet attaque surtout des poissons malades ou plus faibles que les autres. Il peut ajouter à son menu des rongeurs ou des grenouilles. Lorsqu’ils sont jeunes, les Brochets que l’on nomme alors “fingerlings”, peuvent faire preuve de cannibalisme et dévorer les Brochets issus du même frai qu’eux. Ce comportement n’est certainement pas étranger à sa réputation de grand prédateur. Or, le Brochet est loin d’être le poisson féroce dépeint dans la littérature. En réalité, il n’avale quotidiennement qu’un poids de nourriture d’environ 3% de son poids. De plus, sa lente digestion le pousse à jeûner parfois plusieurs jours avant de se remettre en chasse. 

Des dents acérées mais un poisson fragile.

Le Brochet est une espèce classée comme vulnérable sur la liste rouge de l’UICN . En effet, les populations de Brochets sont en diminution. La principale cause de ce déclin est la dégradation des milieux de vie et de ses besoins particuliers pour se reproduire. Il se reproduit en fin d’hiver lorsque la température est comprise entre 6 et 12°C. Il migre alors dans des zones inondées, parfois à plusieurs kilomètres de son lieu de vie habituel : c’est un migrateur holobiotique transversal, un poisson qui reste en eau douce mais migre vers les zones de frayères.

alevin de brochet dans un herbier
Un jeune Brochet dans un herbier. CC Hugo Pichol – Fluviatilis

Les mâles occupent la zone en premier. Ils attirent les femelles grâce à des hormones qu’ils dégagent. Les femelles pondent 16 000 à 28 000 ovules/kg de leur poids. Le Brochet est une espèce phytophile et utilise des végétaux comme support de ponte. Les mâles déposent leur laitance sur les œufs éparpillés dans les Carex, Joncs, Agrostis ou Phalaris qui sont une végétation parfaite pour la ponte et le développement des alevins. Ainsi, s’il n’y a pas d’herbier ou de végétation, le cycle de reproduction n’est pas possible. De fait, la disparition des prairies inondables et de zones humides à cause des pompages agricoles, des barrages ou de l’artificialisation des sols signent l’arrêt de mort du Brochet.

Rétablir l’habitat.

Bien sûr, la pollution de l’eau par les activités humaines et l’eutrophisation des plans d’eau ont un impact direct sur sa présence. Des opérations de repeuplement sont organisées sur le territoire. Cependant, il est important de faire attention à l’origine des Brochets issus des piscicultures. En effet, les populations de Brochet aquitain, dont l’aire de répartition est très réduite, pourraient être gravement impactées par la concurrence de ces Brochets élevés pour le repeuplement. Cette concurrence serait la cause de la disparition du Brochet cisalpin de nos eaux françaises.

Afin de ne pas voir ce poisson disparaître, il est nécessaire de mettre en place ou d’appliquer des mesures de conservation, d’autant plus que son habitat est protégé légalement depuis 1988.  Mais la prise de conscience est encore timide. Favoriser sa reproduction semble être le meilleur moyen de voir ses effectifs grossir. La restauration des zones d’épanchement des crues, la protection et le réaménagement des zones de frai afin de permettre la ponte et la nourricerie sont les premières actions concrètes et efficaces dans la  préservation de cet animal solitaire et territorial. 


Ecouter l’épisode de Nomen sur le brochet:

  • NOMEN S03E35 : Le Brochet : un Barracuda dans nos rivières !
  • NOMEN S01E23 : Les Poissons : 32 000 espèces regroupées en 5 classes très différentes

Pour cet article les photos ont été prise par Hugo Pichol dont vous pouvez retrouver le superbe travail sur le site: https://www.fluviatilis.fr/

En apprendre plus sur le Brochet/bibliographie :

  • Biologie des poissons d’eau douce européens. J. Bruslé ; J.-P. Quignard. Ed. Tec et Doc. 2001
  • Microsatellite genetic variation reveals extensive introgression between wild and introduced stocks, and a new evolutionary unit in French pike Esox lucius L. S. Launey, J. Morin, S. Minery, J. Laroche. J. Fish Biol. 68 (2006) 193–216.
  • Morphological and molecular evidence of three species of pikes Esox spp. (Actinopterygii, Esocidae) in France, including the description of a new species. Gaël Pierre Julien Denys, Agnès Dettai , Henri Persat, Mélyne Hautecœur, Philippe Keith. C. R. Biologies 337 (2014) 521–534
  • https://www.zoom-nature.fr/une-espece-nouvelle-de-brochet-decrite-en-france/

Rivière et foret vue du ciel

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