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À la fin du 18e siècle, le naturaliste français Lacépède (parfois orthographié De La Cépède) écrit : “Le Hareng est une des productions dont l’emploi décide de la destinée des empires”. Comment dans l’histoire de l’humanité l’ondulation d’une nageoire a pu mener au déclin ou à l’expansion de peuples entiers ? Mais qui est donc le Hareng de l’Atlantique qui s’est retrouvé bien malgré lui au cœur d’enjeux économiques, sociaux et politiques majeurs au cours des siècles?

Rarement un être vivant n’aura été autant réduit à son utilité culinaire ! Si le mot Hareng est familier pour bon nombre d’entre nous, il est malheureusement souvent suivi des mots saur, fumé, à l’huile ou simplement assimilé à une préparation culinaire de type rollmops, avant même de nous renvoyer l’image d’un poisson vif, coloré et bien vivant !

Venant du bas latin aringus, c’est le mot germanique “hâring” qui est à l’origine du nom français Hareng. Parfois confondu avec la sardine, il est nommé “sardine canadienne” chez nos cousins nord-américains. Nous allons donc nous pencher sur la plus connue des espèces de Hareng : le Hareng de l’Atlantique (Clupea harengus).

banc de hareng de l'Atlantique
Banc de Hareng de l’Atlantique (©Flickr/Joachim S. Müller)

Poisson pélagique (il vit en haute mer) et grégaire (il vit en bancs), le Hareng se rencontre des deux côtés de l’Atlantique. En Europe, son aire de répartition s’étend du détroit de Gibraltar à l’Islande.

Mesurant de 15 à 20 cm en moyenne et pouvant vivre une vingtaine d’années, le Hareng possède un corps mince et comprimé typique de la famille des Cupleidés à laquelle il appartient (comme l’Alose, ou la Sardine). Enfin pour confirmer son identité, on s’assurera que sa courte nageoire dorsale est placée exactement entre la tête et de la queue, que ses nageoires ventrales et anales sont translucides et que sa nageoire caudale est fourchue.

La coloration du Hareng est caractéristique et mérite qu’on s’y arrête un instant. Ses flancs et son ventre sont argentés tandis qu’il arbore un dos bleu acier aux reflets verts laissant parfois apparaître de subtils éclats violets. La délimitation entre ces teintes très contrastées est souvent marquée par une bande verdâtre.

Les couleurs irisées et argentées du Hareng sont dues à des cristaux microscopiques contenus dans des cellules iridocytes. La teinte bleue foncée du dos provient d’autres types de cellules pigmentaires: les chromatophores. Ces couleurs chatoyantes sont une des raisons qui lui valent le surnom “d’argent de la mer”.

Qui veut buller des millions ?

 larve de hareng de l'Atlantique
Larves de Hareng (Cuplea harengus)
©Dugornay Olivier (2018). Ifremer
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Le Hareng de l’Atlantique se déplace en bancs immenses de millions d’individus pouvant atteindre 100 mètres de hauteur et plusieurs dizaines de kilomètres de long. Lors du frai, qui peut avoir lieu au printemps ou à l’automne, le Hareng migre vers des eaux peu profondes où il s’expose alors à de nombreux dangers. Phoques, Marsouins, Fous de Bassan, Morues, Espadons, Requins et bien sûr Humains… C’est le défilé des prédateurs de tous bords qui se réjouissent de l’arrivée de ce festin providentiel ! Maillon essentiel de la chaîne alimentaire, c’est tout naturellement que le Hareng tente de se faire discret au cours de sa vie.

Afin d’échapper à ses prédateurs, il choisit l’obscurité de la nuit pour remonter se nourrir à la surface. Tandis que le jour, le hareng tente de se fondre dans son environnement grâce à la méthode de l’ombre inversée ou de contre tonalité. Il s’agit d’avoir le ventre plus clair que le dos afin de disparaître aux yeux des autres animaux. Lorsqu’il est jeune, le Hareng se nourrit de phytoplancton qu’il capture par filtration. Plus vieux, il ajoute à son menu du zooplancton comme le krill et les copépodes (le “pain de la mer”).

Vers 3 ans, le Hareng atteint sa maturité sexuelle. Les femelles produisent jusqu’à 100.000 œufs par an qu’elles déposent au fond de l’eau où ils se collent sur les algues et le substrat pour former un véritable tapis de quelques centimètres d’épaisseur. Les mâles viennent alors déposer leur laitance afin de les féconder.

Facétie de l’évolution, la vessie natatoire du Hareng est connectée à son tube digestif. Cette particularité a été l’objet de nombreuses études entre 1960 et 2000. Ce raccordement anatomique peu banal permettrait de compenser le changement de pression induit par les variations de profondeurs. Ainsi, les Harengs expulsent de petites quantités de gaz sous la forme de bulles sonores et répétitives.

Sonogramme d'un enregistrement de hareng de l'Atlantique par Wilson en 2004
Sonogramme, forme d’ondes et enregistrement d’un FRT de hareng. (© Wilson et al., 2004)

Ce phénomène baptisé “Fast Repetitive Ticks” n’a pas encore livré tous ses mystères. Parmi les nombreuses hypothèses avancées, celle d’une méthode de communication nocturne entre les Harengs a retenu l’attention de plusieurs chercheurs au début des années 2000.

Ce qui est sûr c’est que ce phénomène a donné quelques sueurs froides à des militaires suédois . En pleine guerre froide, ces “oreilles d’or” (officiers spécialistes des sonars et des sons du fond des océans) ont tenté en vain de décrypter un “bruit blanc” qui aurait pu servir de couverture à des sous-marins soviétiques. Les crachouillis sonores qui mirent en alerte l’armée s’avérèrent n’être que le bruit de milliers de Harengs produisant des millions de bulles lors d’une parade amoureuse.

Le Hareng de l’Atlantique, la plus belle conquête de l’Homme ?

S’il est un poisson qui mérite sa place dans les livres d’histoire, c’est bien le Hareng ! Avec la Morue, il est parmi les poissons les plus importants dans l’histoire de l’humanité. La régularité de ses migrations ainsi que la taille hors norme de ses bancs sont en fait une véritable manne perçue comme inépuisable.

Le hareng, c’est comme des champs tout mûrs qui se lèveraient du fond pour nous, toujours dans les mêmes temps et aux mêmes endroits. Fonce dedans, pêcheur [. . . ], fais ta moisson, emplis ta cale! Il en restera toujours de la graine.”

René Bazin Gongolph l’abandonné

Dès l’antiquité les habitants du littoral ont basé leur alimentation sur cette pêche qui évitait de se rendre trop loin des côtes. Au nord de l’Europe, le climat scandinave permettait de conserver le poisson des années, une fois séché sur des cadres exposés aux vents froids. Le poisson était donc un des piliers de la subsistance des populations nordiques. On estime que durant l’ère viking, 25% des calories ingérées par les Norvégiens provenaient du poisson : Hareng et Saumon en l’occurrence.

Par la suite, au Moyen-Âge, le Hareng prend une place encore plus importante dans la société, si bien que le terme piscis ne désigne non pas le “poisson” mais bien le Hareng de l’Atlantique.

marchande de harengs gravure du 15ème siècle
Femme au “haren sor” gravure extraite des Cris De Paris XVe siècle.

L’histoire de la Norvège, de l’Angleterre, de la Hollande ou de la France subirent l’influence des guerres entreprises pour la suprématie de la pêche au Hareng. La création de la ligue hanséatique (une puissante communauté de marchands dominant la mer Baltique et la mer du Nord) au 12e siècle, puis son expansion en véritable réseau, est intimement liée au développement de la pêche harenguière. Sa puissance économique et politique est telle qu’elle utilise blocus et boycott à l’encontre des villes ou pays afin d’asseoir sa domination sur tout l’Atlantique Nord.

À la fin du Moyen-Âge, la demande en poisson de mer explose. Les innovations techniques de pêche, de transport et de conservation relèguent la pêche en eau douce à une activité anecdotique alors qu’elle représentait jusque-là 90% de la pêche. Rapidement, le Hareng devient le poisson le plus pêché de l’Atlantique. L’augmentation de la taille et des tonnages des bateaux, les techniques de salaison et l’évolution des filets modifient significativement l’économie de la pêche et des pays. Au 12e siècle, la Hollande a désormais une vraie tradition du Hareng. Pour Voltaire, elle est le “fondement de la grandeur d’Amsterdam”. Au 17e siècle la découverte de l’encaquement, du néerlandais kaken qui signifie “couper les ouïes”, afin de vider le poisson de ses entrailles, a assuré aux Pays-Bas un quasi monopole sur cette production. 

On voit apparaître, pour la première fois, une main d’œuvre spécialisée qui embarque à bord des Harenguiers pour pêcher, saler et caquer (disposer dans un tonneau avec la saumure, de façon qu’il ne reste aucun espace entre les Harengs.)

Le Hareng : “Qui aurait pu prédire ?”

page manuscrite  sur le hareng de l'Atlantique extraite du livre le Viksboek de Coenen
Feuillet sur la pêche au hareng extrait du manuscrit du XVIè Le Visboeck de Coenen

Une telle abondance de ressources est inédite et la mer devient un garde-manger que l’on exploite de manière plus intensive. Une véritable aubaine pour les populations citadines qui ne cessent de croître et que la disette menace régulièrement. En parallèle, de nouvelles méthodes pour transporter et achalander les marchés urbains se développent. Paris devient alors le plus grand consommateur de Hareng du pays.

Désormais le poisson n’est plus réservé aux habitants de la côte. Cette pêche, devenue indispensable, incite les pouvoirs souverains à reconnaître la valeur du travail des pêcheurs. Qu’il s’agisse de fiscalité ou de protection diplomatique, les pêcheurs sont au cœur d’enjeux géopolitique. Un des premier document connu est une “treves de pescheresse” signée entre les Flamands et les Bretons en 1406 afin de garantir la sécurité des pêcheurs en mer.

De nombreux autres édits ou sauf-conduits suivront, que ce soit en France, en Angleterre ou encore en Norvège. Cette conscience de la valeur de la ressource halieutique a mené à une réflexion sur sa pérennité. Les prémices de la notion de préservation des ressources se mettent en place dans les pays dépendant de la pêche.

Alors, quand en 1393, Philippe le Hardi de Bourgogne interdit l’utilisation de filets aux mailles trop étroites, qu’Édouard 1er d’Angleterre définit des périodes de pêche et que Louis XII de Bretagne réglemente la taille des poissons pêchés… S’imaginent-ils qu’en 2023 la surpêche continue de menacer les populations pélagiques de l’Atlantique Nord ?

tableau de 1700 repésentant un Bateau pêchant le Hareng de l'Atlantique.
“Herring buss”, bateau harenguier néerlandais escorté par un navire de la marine vers 1700.

Si des conflits ouverts ne sont plus déclenchés par la pêche harenguière aujourd’hui, son importance économique et géopolitique perdure. Ainsi en 2023 des tractations sur les quotas sont encore au cœur des négociations entre les différents pays de l’Atlantique nord. La “guerre des Harengs” de 2013 qui avait amené l’UE à lancer un embargo contre les îles Féroé est-elle vraiment si éloignée de la bataille des Harengs de 1429? (Bataille amèrement perdue par les français qui attaquèrent un convoi de ravitaillement à Rouvray afin de priver les soldats anglais des Harengs qui leur permettaient de subsister.)

Reste à savoir si 2023 prendra une direction différente de ces 10 dernières années. En effet “les calculs ne sont pas bons Kévin” puisque les captures cumulées des différents pays dépassent encore de plus de 30% les limites considérées comme acceptables pour une pêche durable.

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Sources:

  • Les grandes pêches saisonnières de la Côte Occidentale Norvégienne
    Francis Cormier Revue du Nord Année 1952 135-LG 1 pp. 7-64
  • LAGET F. 2018. — Géographie du hareng à la fin du Moyen Âge : les mers du Nord, des lieux de production ?, in JACQUEMARD C., GAUVIN B., LUCAS-AVENEL M.-A., CLAVEL B. & BUQUET T
  • Description d’une frayère de hareng (Clupea harengus L.) à l’île aux Lièvres, dans l’estuaire
    moyen du Saint-Laurent.
    J. Munro, D. Gauthier et J. A. Gagné
  • MPO. 2022. Évaluation des stocks de hareng (Clupea harengus) de la côte ouest de Terre-
    Neuve (division 4R de l’OPANO) en 2021. Secr. can. des avis sci. du MPO. Avis sci.
    2022/020
  • Leim, A.H. et W.B. Scott. Poissons de la côte Atlantique du Canada.
    Bulletin n° 155. Office des recherches sur les pêcheries du Canada (Hareng Atlantique pp. 103-106).
  • Sounds produced by herring (Clupea harengus) bubble release
    Magnus wahlberg

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Pour écouter l’épisode sur de Nomen sur le Hareng:

https://bit.ly/hareng_NMN

Pour écouter les autres épisodes de Nomen:

https://podcast.ausha.co/nomen

banniere baleine sous gravillon

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