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Symbole de force et de persévérance dans la culture nipponne, la Carpe est associée à la sagesse et à la longévité en Occident. Buffon, le naturaliste auteur de l’ouvrage le plus répandu du XVIIIe siècle, l’Histoire Naturelle, affirme même avoir observé des Carpes “âgées d’au moins cent cinquante ans bien avérés” dans les fossés du château du ministre Maurepas. La réputation des Carpes repose-t-elle sur des faits ? Quels contes, fables et légendes peuplent notre imaginaire ?

De qui parle-t-on vraiment lorsque l’on parle de la Carpe ? Il existe environ 1.500 espèces ou sous-espèces de Carpes dans le monde.
En français, ce mot désigne plusieurs espèces de poissons d’eau douce distinctes de la famille des cyprinidés. Cependant dans les pays d’Europe francophone, le mot Carpe est généralement attribué   à la Carpe commune Cyprinus carpio. Ce nom scientifique, donné par Linné en 1758, mêle le Grec cyprinos (κυπρίνος qui vient de Κύπρος  ) et le latin carpioKupros  (Κύπρος ) à donné son nom à Chypre et signifie cuivre. C’est donc la couleur de la Carpe, et non le lieu géographique que l’on retrouve dans son nom. Quant au latin carpio, il vient de carpa, et, s’il désigne à l’origine un gros poisson du Danube, il n’est pas impossible qu’il ait un lien avec le mot carpere, qui signifie “cueillir” mais aussi ” brouter”.

carpe miroir aux écailles dorées
On déballait les carpes […] dont les plaques d’écailles ressemblent à des émaux cloisonnés et bronzés …Zola, Le ventre de Paris. CC Ragnar1904

Poisson omnivore, la Carpe aime fouiller la vase à la recherche de larves d’insectes, mollusques, crustacés ou de débris végétaux. Sa bouche protractile est entourée de 4 barbillons. Elle a un goût et un odorat très développés. Elle possède  aussi une excellente ouïe grâce aux osselets de l’appareil de Weber, qui amplifient les ondes sonores. De plus, avec ses yeux placés assez haut sur sa tête, elle possède un large champ de vision, de 98 degrés. Elle peut donc détecter les mouvements dans l’eau devant elle et même ceux hors de l’eau, au-dessus de sa tête. Parmi les espèces ou sous-espèces les plus connues du grand public, nous pouvons citer la Carpe miroir, la Carpe cuir, la Carpe argentée ou encore la Carpe koï

Carpe sur table !

La Carpe sauvage, dont découle l’ensemble des espèces, est originaire d’Asie centrale. Sa présence s’est étendue vers le bassin de l’Euphrate et du Danube dès le Néolithique.

Contrairement aux croyances populaires, la Carpe n’est pas un poisson autochtone dans l’Hexagone. Son introduction dans nos rivières et étangs remonte au Moyen Âge. À partir de 1258 elle est citée dans les ordonnances royales du marché de Paris. Au 14ème siècle, elle peuple les étangs de la Dombes, de la Bourgogne, de la Savoie et de la Champagne. On la retrouve aussi dans la Seine et la Somme. Dès le 15ème siècle, la pêche et la consommation de la carpe se sont étendues à l’ensemble du territoire. Son développement  sur le territoire est rapide et multifactoriel.

D’abord, la société médiévale est soumise à l’autorité spirituelle de l’Église chrétienne. Avec près de 166 jours maigres par an, durant lesquels la consommation de viande est proscrite, les populations se tournent vers le poisson. Or, celui-ci est une denrée fragile. On achemine donc rarement les produits de la mer à plus d’une centaine de km de leur lieu de pêche.
Ensuite c’est  l’étonnante résistance de la Carpe qui entre en jeu. Par habitude, les marchands vendent les poissons d’eau douce vivants, ce qui rend leur transport fastidieux. Le Ménasgier de Paris, écrit entre 1392 et 1394 par un bourgeois anonyme, évoque le transport des Carpes par voie terrestre ” à sec “. De fait, cela facilite leur acheminement, et l’aire de distribution de ce poisson s’étend à l’ensemble du territoire.

Dessin d'une carpe dans un ouvrage du 13ème siècle.
Miniature figurant une carpe De natura rerum, 13e siècle Thomas de Cantimpré.

“Se vous voulez porter une carpe vive par tout ung jour, entortilliez la en foing moullié et la portez le ventre dessus, […] en sac

Présente sur les tables de banquets comme aux repas de Carême, la Carpe a permis le développement économique de régions entières. Sa robustesse en fait un poisson d ‘élevage déjà remarqué en Chine il y a 3000 ans. La Carpe est le premier animal aquatique jamais élevé. Depuis le Moyen Âge les méthodes de pisciculture ont  peu évolué. Pourtant, l’aquaculture pèse désormais plus lourd que la pêche avec plus de 300 espèces élevées à travers le monde. Aujourd’hui, certaines d’entre elles  dominent la production, et 8 des 10 espèces les plus élevées sont des cyprinidés. La Carpe commune arrive en troisième position du classement avec 4,5 millions de tonnes produites chaque année, derrière la Carpe argentée et la Carpe des roseaux.

Marie de Médicis… ou de Marseille ?

1607, Marie de Médicis adresse une lettre à sa filleule, la duchesse de Guise. Dans ce courrier, la reine de France et de Navarre ne parle pas de l’éducation du Dauphin mais… de Carpes ! Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle ne fait pas dans la demi-mesure. Elle rivalise sans conteste avec le récit de la Sardine qui, plus d’un siècle plus tard, aurait bouché le port de Marseille en 1780 .

L’on a péché deux grandes carpes, dont l’une avait huit cents ans et encore quelques-uns disoient qu’elles estoient du temps de Noé et du Déluge; l’autre n’avoit que trois ou quatre cents ans.

Correspondance de Marie de Médicis.

Les poissons dont parle Marie de Médicis sont ceux de Fontainebleau. Dès les années 1535-38, François 1er aménage un lac au pied du château. Mais c’est seulement au début du 17ème siècle que cette étendue d’eau verra ses premières Carpes. En 1605, Charles III, duc de Lorraine, fait parvenir à Henri IV soixante Carpes provenant de l’étang de Lindre, un des plus grands étangs de la Moselle. Après 32 jours de voyage dans des étuis individuels sur mesure, les poissons arrivent tous vivants au mois d’avril.

La longévité des Carpes Koïs
Les Carpes Koïs arborent des robes colorées

Bon sang ne saurait mentir, mais le récit de la Régente est à prendre avec prudence. Bien qu’elles aient la réputation de traverser les âges, la longévité des Carpes est d’une vingtaine d’années environ et peut parfois aller jusqu’à une cinquantaine d’années. On prête cependant aux Carpes Koï, ces fameuses Carpes japonaises rouges, dorées, blanches ou noires, une longévité exceptionnelle dépassant aisément les 100 ans. L’une d’entre elle nommée Hanako, née vers 1751 et morte le 7 juillet 1977, aurait donc vécu 226 ans. Cependant, certaines études contestent la véracité de ce chiffre.

Aujourd’hui, grâce à la datation au carbone 14 et aux études des otolithes, on sait mieux estimer l’âge des poissons. Avec ses 127 ans au compteur, c’est un Buffalo à grande bouche, Ictiobus cyprinellus, qui détient le titre de doyen des poissons osseux d’eau douce.

Toutes catégories confondues, le plus vieux poisson du monde est un Requin du Groenland. Julius Nielsen, l’auteur de l’étude avait estimé, grâce à une datation au carbone 14 des tissus oculaires, que le spécimen étudié avait probablement entre 272 et 512 ans. Une étude complémentaire affine cette estimation qui serait autour de 392 ans.

De toute évidence le record de longévité n’est pas pour notre amie la Carpe !

Un poisson politique ?

La légende raconte aussi que ces fameuses Carpes de Fontainebleau auraient arboré des anneaux en or, pour ajouter au faste du lieu. Mais leur statut “royal” ne les épargne pas. Au fil des conflits elles terminent dans les assiettes du peuple souverain en 1789, des cosaques en 1814, des Parisiens en révolte en 1830 et 1848 et pour finir, en 1870, les Prussiens assèchent les plans d’eau… et aucune Carpe portant les fameux anneaux en or n’est découverte.

L’assèchement des étangs n’est pas seulement lié aux conflits. A la fin du 18e siècle il s’agit d’un choix politique. Le 1er Décembre 1793 Danton soutien un décret avec ces mots énigmatiques : « Nous sommes tous de la conjuration contre les carpes, et nous aimons mieux le règne des moutons ». Au lendemain de la révolution, les étangs sont un symbole contre-révolutionnaire, une survivance de la féodalité. Dès lors, on se questionne sur le bien fondé de la pisciculture. Qu’il s’agisse d’enjeux économiques, ou de questionnement d’ordre médical, l’assèchement des étangs est lancé, au nom du progrès social, agricole et hygiéniste. La bataille entre les ”Carpiers” et les “déssecheurs” durera jusqu’au 20ème siècle.

vue aérienne des étangs de la Dombes
Les étangs de la Dombes. CC Didier Halatre at fr.wikipedia

Aujourd’hui, les consommateurs boudent la Carpe et sa production en France ne représente que 1.400 tonnes par an pour la Carpe Commune, bien loin des 4.236.326 tonnes produites au niveau mondial. En outre le mot Carpe n’est pas protégé. On trouve donc sous cette appellation d’autres poissons sur les étals et en particulier un cyprinidé au nom poétique : l’Amour.

Originaire du fleuve du même nom, ce poisson est introduit en France à la fin des années 50. Ce poisson phytophage est capable de manger quotidiennement son poids en végétaux. L’Amour semble être une solution pour répondre à un problème écologique en pleine expansion. En effet, la pollution des cours d’eau, par les engrais et les rejets urbains ou d’élevages, favorise la pullulation de certaines plantes, entraînant l’eutrophisation du milieu. Et surprise… le remède est pire que le mal. Une fois de plus, l’introduction d’une espèce pour en réguler une autre à provoqué de nombreux dégâts. Ce cyprinidé ne sélectionne pas seulement les plantes invasives. Il met aussi à son menu des plantes essentielles pour la biodiversité. Par exemple les herbiers et les frayères, qui ne font pas le poids face à sa voracité. Désormais, l’introduction de l’Amour est soumise à autorisation préfectorale et cette espèce est considérée comme nuisible.

Les pêcheurs sportifs apprécient la Carpe et font régulièrement tomber les records en affichant des prises de plus de 40 kg. La pêche en “No-kill” s’étant généralisée depuis quelques années, les pêcheurs attrapent des spécimens plus imposants . En  dehors de certaines traditions régionales, comme dans la Dombes, la Carpe a perdu sa réputation de mets des Rois. En Europe, c’est l’Allemagne qui détient le titre de plus gros consommateur de Carpes. Elle reste un plat de fête dans les pays de l’Est comme la Pologne.

Le véritable record que détient la Carpe n’est ni celui de sa taille ou de sa longévité…mais celui de la durée de sa relation avec l’homme. Dans l’histoire de l’humanité, les plus vieilles traces d’aliments cuits datent de 170.000 ans. Or en 2022 des restes de Carpes, dont on a pu déterminer qu’ils avaient été cuits et pas seulement jetés au feu, ont été retrouvés. Ils datent du paléolithique ancien, soit il y a 780.000 ans !

Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.

Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911

Pour écouter les épisodes de Nomen sur la Carpe:

https://smartlink.ausha.co/nomen/s03e39-carpe-diem-madame-la-carpe

https://smartlink.ausha.co/nomen/s03e43-la-carpe-mondialisee-pas-mondaine

vue aérienne Amazonie coeur

Pour aller plus loin/sources:

  • Lackmann, A.R., Andrews, A.H., Butler, M.G. et al. Bigmouth Buffalo Ictiobus cyprinellus sets freshwater teleost record as improved age analysis reveals centenarian longevity. Commun Biol 2, 197 (2019). https://doi.org/10.1038/s42003-019-0452-0
  • Brown, Green, Sivakumaran et Stoessel, « Validating Otolith Annuli for Annual Age Determination of Common Carp », Transactions of the American Fisheries Society, vol. 133, no 1,‎ 2004, p. 190–196 (ISSN 1548-8659, DOI 10.1577/T02-148)
  • Alec R. Lackmann, Jeff Sereda, Mike Pollock, Reid Bryshun, Michelle Chupik, Katlin McCallum, James Villeneuve, Ewelina S. Bielak-Lackmann, and Mark E. Clark. 2023. Bet-hedging bigmouth buffalo (Ictiobus cyprinellus) recruit episodically over a 127-year timeframe in Saskatchewan. Canadian Journal of Fisheries and Aquatic Sciences. 80(2): 313-329. https://doi.org/10.1139/cjfas-2022-0122
  • Lettre d’une carpe du Rhin aux carpes de la Bresse, sur la question du dessèchement des étangs Nolhac, Ennemond (1839)
  • Nielsen, Julius. (2018). The Greenland shark (Somniosus microcephalus) – Diet, tracking and radiocarbon age estimates reveal the world’s oldest vertebrate. 10.13140/RG.2.2.35883.49448.
  • La conjuration contre les carpes : enquête sur les origines du décret de dessèchement des étangs du 14 frimaire an II / Reynald Abad