Toutes “voiles” dehors, la “Flottille bleue”, nom collectif attribué par le biologiste Alister Hardy, flotte et se déplace au gré des vents et des courants. Loin d’être uniforme, elle se compose de trois espèces proches biologiquement : la Physalie, la Vélelle et la Porpite ayant chacune leurs particularités, et de la Janthine, sorte d’escargot de mer flottant, prédateur des trois premières.
De loin, l’Armada anglaise pourrait armer ses canons, face à ces étranges “navires composites”… ou bien prendre la fuite à leur contact venimeux et urticant. Pour le Dragon bleu des mers, pas question de fuir, bien au contraire : la “Flottille bleue” est son menu favori. Et il y a de la variété à la carte !
Trois “navires” biologiquement proches et uniques en leur genre
La Galère portugaise, voile et flotteurs gonflés à bloc
La Physalie, cousine des Méduses, compose une partie de la “Flottille bleue”. Elle est inscrite au menu du Dragon bleu des mers, le Glaucus atlanticus. Elle appartient à la classe des Hydrozoaires. Et si je vous disais qu’une Physalie n’est pas un unique individu mais une colonie composée de nombreux individus différents, appelés zoïdes ou encore polypes ? Ces zoïdes sont spécialisés dans une seule tâche, nécessaire à la survie de l’ensemble du groupe et ne pourraient vivre par eux-mêmes. Cette colonie est donc considérée comme un super-organisme ! C’est la caractéristique principale des Siphonophores (du grec [siphon], tube, et [pherein], porter), appartenant au groupe des Cnidaires (dans lesquels on trouve méduses, anémones de mer…).
Appelée aussi “Galère portugaise”, la Physalie mérite bien cet autre nom. En effet, Physalia physalis possède une expansion aérienne bleue remplie de gaz qui rappelle la forme de la voile du navire utilisé par les navigateurs portugais du XIème siècle. Animal pélagique, (vivant en pleine mer), faisant partie du zooplancton, cette “galiote” (sorte de navire à rames) quasi transparente est composite, c’est à dire constituée d’une colonie de quatre types de polypes différents, les zoïdes avec des fonctions spécialisées. Comme dans un navire, le premier type de polype est un flotteur appelé « pneumatophore » qui a l’apparence d’un boudin translucide mesurant entre 10 et 30 cm. Viennent ensuite des dactylozoïdes, des tentacules, puis des polypes nourriciers – nommés “gastrozoïdes” – et enfin des “gonozoïdes”, organes émetteurs de gamètes pour la reproduction. Sur sa carte d’identité, la Physalie, possède un autre nom lié à son origine grecque [physalis] qui veut dire littéralement « vessie, bouteille ». Elle est donc aussi connue sous l’appellation Vessie de mer. Entièrement gonflés de gaz, le flotteur et sa voile entraînent la Physalie au gré des vents, avec souvent d’autres congénères, de quelques dizaines à plusieurs milliers d’individus.
La Vélelle, radeau insubmersible
On retrouve le pneumatophore et la présence d’une « voile » chez la deuxième espèce de la “Flottille bleue” : la Vélelle, Velella velella [du latin Velum = voile]. Surnommée à tort “méduse violette” sur la Côte d’Azur, elle peut méduser tout curieux qui s’approche, par sa forme et sa constitution : cet hydrozoaire ressemble à un radeau cartilagineux ovoïde pouvant aller jusqu’à 10 cm de long et surmonté d’une voile triangulaire également cartilagineuse de 3 cm de haut. Elle vit en colonie et se pare de teintes variant du bleu clair au bleu foncé.
Comme celui de la Physalie rempli de gaz, le flotteur de la Vélelle est parcouru d’ellipses concentriques contenant des pneumatocystes, vessies gazeuses permettant sa flottaison. Sur ce pneumatophore, la “voile” n’est pas disposée au hasard mais perpendiculaire par rapport à l’axe principal de l’ellipse et orientée sur la gauche. Il arrive qu’on la trouve orientée à droite, ce qui occasionne la séparation de la colonie en deux groupes, entraînés par le vent dans une direction opposée de ceux dont la “voile” est orientée à gauche.
La Vélelle, ce “radeau” bleu quasi transparent aux yeux des plongeurs et des prédateurs à cause de sa couleur mimétique, est souvent occupée, non par des naufragés comme ceux du Radeau de la Méduse de Géricault mais par des zooxanthelles, des algues microscopiques, qui donnent une teinte brune aux polypes, le tout dans une parfaite symbiose.
La Porpite, un disque dur de la “Flottille bleue”
La troisième espèce principale composant la “Flottille bleue” et dont le Dragon bleu se régale, est la Porpite. Comme les deux précédents Cnidaires, Porpita porpita possède un flotteur mais elle, n’a pas de “voile”. Son pneumatocyste bleu est dur et plat, en forme de disque d’un diamètre de 5 cm. En son centre, trône un autre disque bleu foncé quadrillé. À la périphérie, la bande est couleur turquoise et transparente. Les petites chambres qui composent le flotteur sont remplies de gaz. Elles assurent à la colonie une parfaite flottabilité.
Une association d’individus spécialisés
La Porpite possède une autre partie bien distincte du flotteur : la colonie d’hydroïdes, qui se pare de couleurs allant du jaune au bleu turquoise vif. Elles sont de trois types différents et rappellent les tentacules de la méduse. Ces dactylozoïdes rayonnants de tailles différentes (de 1 à 10 cm) ont chacun des fonctions précises. Au centre, un polype nourricier unique, le gastrozoïde, qui sert à réceptionner essentiellement le plancton. Ces polypes pêcheurs garnis de cnidocytes capturent leurs proies et les mènent vers le polype central. En s’écartant du centre du “flotteur”, sont disposés des rangées concentriques de polypes reproducteurs blancs, appelés gonozoïdes – puis à la périphérie des polypes protecteurs, les “dactylozoïdes” de couleur bleue allant de 1 à 10 cm, qui rayonnent et font office de barrière de défense grâce à leurs grappes de cellules urticantes.
D’ailleurs, la Physalie bat à plate couture la Porpite en matière de longueur de tentacules urticants. Ils sont fins, rétractables, mesurant de 2 à 5 m et réunis en amas. Certains peuvent atteindre 50 m. Les nématocystes dont ils sont couverts sont hautement toxiques. Comme la Porpite, elle possède des tentacules nourriciers sous son flotteur, qui paralysent les proies à leur contact.
Quand à la Vélelle, la disposition des polypes ressemble à celle de la Porpite, car ils sont disposés en cercles concentriques sous le flotteur, et ont chacun des spécialités : au centre la bouche d’un grand polype nourricier, des rangées circulaires de polypes reproducteurs de 2 ou 3 cm maximum, et à la périphérie une rangée de polypes urticants bleus ayant un rôle de nourricier et de défenseur.
Une reproduction sexuée, en toute discrétion
Pour assurer leur survie, ces “superorganismes” comme les nomment les scientifiques, comptent sur leurs polypes reproducteurs – les gonozoïdes – qui peuvent être mâles ou femelles. Ils expulsent des gamètes qui se rencontrent lors de la fécondation pour donner une cellule-œuf, siphonophore en devenir. La larve pélagique va développer de manière asexuée une jeune colonie. Et c’est le pneumatophore qui se forme en premier, histoire de flotter déjà à la surface tandis qu’à l’autre extrémité, le premier gastrozoïde avec son filament pêcheur va apparaître. Pour rejoindre le pleuston, les organismes de la surface, des cellules libèrent des gouttelettes d’huile qui font remonter la larve pélagique. Chez la Porpite et la Vélelle, celle-ci ressemble à une minuscule méduse, une cloche de 3 mm.
La Flottille bleue, un met très apprécié
Chacune de ces 3 espèces de Cnidaires est carnivore : la Physalie se régale de poissons de petite et moyenne taille ainsi que de crevettes et crustacés minuscules. La Vélelle et la Porpite sont planctonophages. Au sein de la Flottille bleue, certains sont proies et d’autres prédateurs, immunisés contre les éléments toxiques et paralysants de ceux qu’ils capturent.
Ainsi, la Janthine, Janthina Janthina, est friande de la Porpite et de la Vélelle dont elle rappe la chair avec sa radula aux dents en forme de crochet. Bleu irisé et flottant comme ses proies, ce Gastéropode ressemble à un escargot dont la coquille immergée est accrochée à un radeau de bulles de mucus transparentes qu’il fabrique. Le Poisson-Lune appréciera également la Porpite et la Vélelle alors que la Tortue caouanne et le poisson Nomeus Gronoii qui vit au sein de la “Flottille bleue”, se délecteront de la Physalie.
Le Dragon bleu des mers se régale des trois. Sans se laisser intoxiquer par les polypes urticants et venimeux, il s’accroche à eux, et suce, grâce à sa bouche chitineuse, les nématocystes pour les stocker au bout de ses cérates. Il devient alors lui-même venimeux.
Échouage et pollution, sombre avenir pour la “Flottille bleue” ?
Là où le Glaucus atlanticus évolue, on trouvera la “Flottille bleue”. Très cosmopolite, celle-ci est présente dans les océans, dans le bassin Indo-pacifique, des côtes australiennes aux côtes californiennes, ainsi qu’autour de la zone tropicale des Caraïbes. Il n’est pas rare d’observer des échouages des membres de la “Flottille bleue”. De quelques dizaines d’individus à plusieurs milliers, ces échouages se produisent jusque sur les plages de Méditerranée et sur les côtes européennes de l’Atlantique. Bien qu’inertes sur le sable, Vélelles, Porpites et Physalies n’en demeurent pas moins urticantes et dangereuses… comme leur prédateur, le Dragon bleu des mers.
Aujourd’hui, ces créatures qui suivent les courants, sont mêlées au vortex de plastique dérivant. Ceci pose question sur la façon de nettoyer ces déchets dans lesquels elles s’intoxiquent en même temps à leur contact et alerte de nouveau sur la perte de biodiversité !
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Pour écouter les épisodes sur le Dragon bleu des mers et sur la Flottille bleue :
- PPDP S02E42 : Le Dragon bleu 1/2 : Le golgoth des océans
- PPDP S02E43 : Le Dragon bleu 2/2 : L’étonnant prédateur de la “flottille bleue” !
Pour en savoir plus sur les Nudibranches : 10 infos étonnantes sur les Nudibranches
Crédits photos : Un grand merci à doris.ffessm.fr – © Denis Ader, © Cyrille Bollard, © Olivier Delorieux et © Michel Barrabés.
Photo de couverture : © Michel Barrabés.
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