Savant universel des Lumières, l’un des plus grands naturalistes, Buffon (pas le gardien de but italien…) était tour à tour deux personnages : intendant du Jardin du Roi à Paris et grand propriétaire terrien en Bourgogne. “Plus belle plume de son siècle” selon Jean-Jacques Rousseau, il a consacré 50 ans de sa vie à l’écriture d’une encyclopédie sur la nature. Rencontre avec un personnage fascinant, père fondateur de nombreuses sciences naturelles.
Georges-Louis Leclerc, futur comte de Buffon, né en 1707 à Montbard près de Dijon, dans une famille bourgeoise qui accédera à la noblesse grâce à une “savonnette à vilain” (comprenez, par des moyens douteux). Formé chez les jésuites, c’est un homme d’une intelligence rare, toujours en avance sur son temps. Ignorant les frontières entre les disciplines, Buffon sera naturaliste, mais aussi mathématicien, philosophe, métallurgiste, forestier…
À ses 26 ans, il est élu à l’Académie des sciences section Mathématique et Mécanique. On lui doit notamment une expérience de probabilité connue sous le nom d’”aiguille de Buffon”. Lâchez un grand nombre de fois une aiguille au-dessus d’un parquet à lames parallèles. Le rapport entre le nombre de fois où l’aiguille tombe à cheval sur deux lames et le nombre de lancers fournit une approximation du nombre Pi.
C’est par la gestion forestière qu’il arrive à l’Histoire naturelle. Sur ses terres de Montbard en Bourgogne, il étudie les meilleures méthodes pour semer, planter et exploiter des arbres. Sa méthode scientifique est basée sur l’observation et l’expérimentation. Ses travaux sur la solidité du bois accroissent sa renommée. C’est ainsi qu’il est nommé à la section botanique de l’Académie des sciences.
La consécration : sa nomination au Jardin des plantes
La même année, l’Intendant du Jardin du Roi meurt, libérant une place très convoitée. Aujourd’hui connu sous le nom de Muséum national d’Histoire naturelle, c’est la plus ancienne institution scientifique de l’Ancien Régime après le Collège de France. Génie des relations publiques, Buffon est soutenu par de puissants protecteurs et mène une brillante campagne. Il est élu, contre toute attente, à seulement 31 ans. Habile et autoritaire, il dirige le Jardin des plantes d’une main de maître, et de fer, pendant un demi-siècle, doublant sa taille et faisant de l’Institution un phare scientifique de l’Europe.
Carriériste, c’est un homme qui aime l’argent et qui ne s’encombre pas des conflits d’intérêts. Il entoure le Jardin du Roi de superbes grilles de fer forgé fabriquées dans ses propres ateliers et revendues au Roi. Il est également à l’origine de la Gloriette (un kiosque placé au sommet du labyrinthe du Jardin des plantes), l’un des plus anciens édifices métalliques du monde.
Un beau jour, il reçoit une petite commande royale : faire l’inventaire du Cabinet du Roi, l’espace de conservation des collections scientifiques. Il prend la demande au sérieux et ira un tantinet plus loin…
L’Histoire naturelle, ancêtre de Wikipédia (et de Baleine Sous Gravillon !)
“L’Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi” est un projet monumental de description de la nature, dont l’écriture s’étale sur près de 50 ans. Elle est un ouvrage majeur du siècle des Lumières, au même titre que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. En matière d’histoire naturelle, il n’y a aucun équivalent éditorial depuis Pline et Aristote.
En 36 volumes, elle retrace l’histoire de la Terre et dépeint l’ensemble du monde vivant et minéral. Buffon y réunit tout le savoir naturaliste de son temps avec l’aide d’une riche correspondance de savants et d’explorateurs. Les illustrations tiennent une place importante et complémentaire au texte. Pour Buffon : “C’est aux figures à suppléer à tous [l]es petits caractères, et le discours doit être réservé pour les grands”.
Homme de sciences et de lettres, Buffon possède également un siège à l’Académie française. Pour Jean-Jacques Rousseau, il était “la plus belle plume de son siècle”. L’Histoire naturelle est donc aussi un chef d’œuvre littéraire, écrit dans un style simple et populaire qui plaît au lecteur. C’est par exemple à Buffon que le lion doit son titre de “roi des animaux”. Rétrospectivement, ce sont des textes qu’on trouverait aujourd’hui pompeux, plein de morale, en écho aux préjugés et à l’idéologie de l’époque. En bref, c’est démodé !
Quelle science était l’histoire naturelle ?
Au XVIIIème siècle, nous sommes encore aux débuts de la science moderne, on ne parle pas encore de biologie, et encore moins d’écologie !
C’est une discipline située entre l’Histoire et la Science. Comme l’Histoire, elle collecte des données et les organise. Elle nomme, décrit et classifie les plantes, les animaux et les minéraux dans une vaste entreprise d’administration. Comme la Science, elle cherche à comprendre et à expliquer le monde, à en découvrir les lois qui le régissent.
L’Écologie, elle, est la science qui étudie les relations des organismes à leur milieu. Buffon aurait été le premier à considérer la forêt “non comme une collection d’arbres, mais comme une entité en soi, un ensemble où les individus entretiennent des relations particulières et réagissent les uns sur les autres“. Ce n’est pas encore tout à fait de l’écologie, mais on s’en approche. Alexander von Humboldt (1769-1859) ira plus loin et Ernst Haeckel créera le terme “écologie” en 1866.
Quant à la Biologie, elle doit son sens moderne à Lamarck : “Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et aux animaux […] doit constituer l’unique et vaste objet d’une science particulière qui n’est pas encore fondée, qui n’a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le nom de biologie”.
Quel est l’âge de la Terre ?
La question du commencement date probablement de l’apparition de la conscience humaine. En la matière, les mythes ont très longtemps apporté des explications au Monde. C’est Buffon qui en a fait une question scientifique, jetant à bas la chronologie sacrée. Quelques années auparavant, Newton, immense scientifique (et grand théologien) compilait les généalogies des personnages de la Bible avec des considérations astronomiques et estimait l’âge de la Terre a environ 4000 ans…
Dans ses forges de Montbard, Buffon se livre à de nombreuses expériences. Partisan d’une théorie selon laquelle la Terre aurait été arrachée du Soleil et lentement refroidie, il tente de mesurer la durée de refroidissement d’un tel processus à l’aide de sphères métalliques. Dans ses carnets, il propose des estimations supérieures au million d’années. Hérésie ! N’ayant pas le courage de cette vérité, il ne retient qu’un âge de 75 000 ans dans ses publications scientifiques. Il est ainsi l’un des premiers à percevoir la profondeur du temps.
Pour autant, il propose une interprétation des textes de la Genèse : chaque jour biblique correspond à une époque de plusieurs milliers d’années, et non pas à la durée d’un jour.
L’autre immense naturaliste contemporain de Buffon : Carl von Linné
Buffon et Linné naissent la même année, en 1707. Excepté cette coïncidence biographique et l’histoire naturelle, absolument tout les oppose.
Linné est d’abord un botaniste. Son œuvre est la nomenclature (les fameux binômes latins) et la classification du vivant. C’est un théoricien et un essentialiste : pour lui, les espèces et les genres sont les formes clés du vivant et l’on accède à leur connaissance par une définition et une énumération des caractères (nombre de dents, de mamelles, d’étamines…). Il est aussi fixiste et créationniste : les espèces sont distinctes, éternelles et immuables depuis la création.
Buffon, lui, travaille surtout sur les animaux et minéraux. Philosophe, il perçoit l’unité du vivant. En bon empiriste, il récuse les systèmes théoriques comme celui de Linné. Par opposition à l’essentialisme, il est nominaliste : il doute de la notion d’espèce et croit en la seule existence des individus (les noms des catégories sont pour lui des conventions). Il est enfin transformiste, en précurseur de Darwin.
Buffon et Linné évoluaient dans des environnements culturel et spatial différents. Finalement, à l’exception de quelques hostilités de Buffon restées sans réponse, ils se seront largement ignorés. La légende raconte que Linné se serait vengé de Buffon en nommant Buffonia une plante nauséabonde de marécages à crapauds. Il semblerait que Buffon soit innocent ; le terme bufo renvoyant à crapaud en latin, et non à Buffon.
Buffon, force de la nature, meurt brutalement à un âge avancé. Son œuvre s’éteindra petit à petit, à mesure que les avancées des sciences naturelles ne rendent ses écrits désuets. Quant à l’héritage de Linné, il se maintient toujours. Thierry Hoquet, auteur du passionnant ouvrage “Buffon / Linné, Éternels rivaux de la biologie ?” conclut : “Buffon est véritablement un individu : il se maintient tout d’un bloc et s’abat tout entier. Linné, au contraire, est une figure plus souple, propre à composition et recomposition, susceptible de greffes et de bouturage”.
Postérité de l’œuvre naturaliste de Buffon
Bien qu’il n’ait laissé aucune loi ou invention, l’œuvre de Buffon comprend de grandes intuitions, comme les prémices de l’Anthropologie et de la Géologie. Il pressent aussi l’importance de l’étude des fossiles qui permettront à Cuvier de fonder l’Anatomie comparée et la Paléontologie. Il frôle également le transformisme, ouvrant la voie à Lamarck et Darwin. Buffon fonde également la Biogéographie, c’est-à-dire l’étude de la répartition des espèces sur la Terre.
En contrepoint, les textes, espacés de plusieurs années ou décennies, comprennent contradictions et erreurs. Par exemple, à contre-courant du consensus en son temps, Buffon croyait encore à la génération spontanée : la naissance d’un organisme vivant à partir de rien pour certains animaux comme les mouches et pour les microorganismes.
Bref, si les réponses apportées sont souvent incorrectes, Buffon se pose les bonnes questions. Ses idées ont préparé les esprits de ses successeurs.
Buffon sera immortalisé de son vivant en une énorme statue, au centre du Jardin des plantes, sur laquelle est inscrit “Naturam amplectitur omnem” (Il embrasse toute la nature). Une rue du Vème arrondissement de Paris lui rend hommage, à côté des illustres Geoffroy-Saint-Hilaire, Cuvier, Daubenton, Pascal et Descartes, …
_______
Sources :
- Buffon / Linné, Éternels rivaux de la biologie ?, Thierry Hoquet Dunod
- Buffon, La Nature en majest,é Yves Laissus, Gallimard
- L’âge de la Terre, Jacques Treiner, Le Pommier
- Podcast Radio France – Le Pourquoi du comment, Mais qui était Buffon ?
- Podcast Radio France – Le Pourquoi du comment, D’où vient l’écologie ?