Adulée en Asie, elle ondule dans les bassins naturels ou créés pour elle, en compagnie de ses congénères. Elle a gagné ses galons comme poisson d’ornement. Vous avez deviné ? Bienvenue dans le royaume de la Carpe koï, le poisson aux mille vertus et aux couleurs chamarrées. Ces poissons, objets de légendes, font la joie des collectionneurs du monde entier. Chagoï, Yamabuki, Tancho,… toutes les variétés de Carpes koï nous emmènent au pays du Soleil levant… mais pas seulement. Embarquement immédiat.
Contrairement aux idées reçues, la Carpe koï ne vient pas du Japon. Son ancêtre était noir et vivait dans les mers d’Aral, d’Azov, Caspienne et Noire, en Asie centrale. Les premiers récits chinois la décrivant, datent du Ve siècle avant notre ère. Issue de la Carpe commune (Cyprinus carpio) elle était déjà élevée dans ce pays, par les moines, pour sa chair savoureuse. Elle s’appelait alors Magoï. Par le biais des invasions chinoises et des échanges commerciaux, on la retrouve ensuite au Japon où la présence des Magoi est décrite dès le Xe siècle chez des Empereurs.
Au XVIIe, dans la région de Niigata située au nord-ouest de Tokyo, les paysans introduisent ces Carpes dans les étangs de réserve destinés aux rizières. Cette introduction a un seul objectif : celui de compléter en hiver leur alimentation à base de riz. En plus de la couleur noire, deux seules variantes colorées existent alors : rouge et grise, dont la Magoï à ventre rouge. Au fil des siècles, les habitants opèrent des croisements minutieux créant d’autres variétés colorées. Dénommée Carpe koï – koï voulant dire “carpe” en japonais – une appellation plus spécifique lui est alors attribuée : “Nishiki-goï”, littéralement des “bijoux qui nagent”. Elles deviennent aussi “bijoux d’élevage”, faisant la fortune des paysans. Elles sont noires, jaunes, sombres avec des taches, blanches et rouges comme la “Hohaku”, une des plus connues aujourd’hui.
Puis en 1914, lors d’une exposition à Tokyo, 27 Carpes koï de la région de Niigata sont présentées dont 8 sont offertes au fils de l’Empereur Taisho. Cet événement précipite le développement des élevages dans l’Archipel et toute la zone du sud-est asiatique jusqu’à Madagascar. L’Israël importe dès 1927-28 des Carpes et devient ainsi pionnière en matière d’aquaculture. Après 1945, c’est au tour de l’Europe. Les variétés chromatiques se multiplient, alimentant conjointement tout un pan de la culture asiatique. L’engouement n’en est qu’à ses débuts…
La Carpe koï n’est pas une “bad boy”
A l’origine source modeste de nourriture et domestiquée, la Carpe koï devient rapidement un poisson d’ornement et de vénération. Appartenant à la grande famille des Cyprinidés, qui rassemble près de 3000 espèces de poissons d’eau douce (comme la Tanche), elle possède un caractère pacifique et grégaire. Elle accepte de nouveaux congénères dans les bassins sans une bulle de protestation. Muette comme une Carpe en somme…
Elle se distingue de sa cousine “commune” par ses couleurs et ses dessins. Les teintes les plus répandues sont rouge, noir, jaune, avec des variantes monochrome, bi- et multicolores. Ces poissons sont omnivores. Ils peuvent manger des crevettes et petits crustacés, mais leur menu principal se compose d’algues et autres végétaux. La température de l’eau régule leur appétit : plus elle est élevée, plus les Carpes koï seront voraces. Elles recherchent leur nourriture à l’aide de leurs barbillons dans les fonds sablonneux ou vaseux. Nageant en bancs, elles effectuent les trajets entre leur lieu d’alimentation et celui où elles se reposent. Quand la température descend en dessous de 6 degrés, elles entrent en semi-hibernation et s’enfouissent dans la vase pour se protéger du froid. Durant cette période hivernale, elles cessent de se nourrir.
La Carpe koï fait partie de ces poissons d’ornement ne pouvant être maintenus qu’en extérieur car il lui faut au moins 5 mètres cubes d’eau pour vivre au stade adulte. Tous les élevages respectent-ils ces conditions ? La question reste posée à l’image d’élevages d’autres espèces de poissons. De plus, la Carpe koï et sa cousine “commune” peuvent être sujets à des virus comme la maladie du sommeil de la Carpe ou bien encore l‘herpèsvirose contagieuse qui décime alors les étangs et bassins dans le monde entier.
Issue de croisements de Carpes communes, la Carpe koï, plus longue que sa cousine, mesure en moyenne 50 cm de long. Elle peut dépasser 1 m pour 15 kg sur la balance. Plus petites que les mâles, les femelles sont de vraies mères pondeuses. Le poids des ovules peut dépasser le tiers de leur propre poids. Une femelle de 50 cm de long pondra plus de 250.000 œufs. Le frai se déroule dès qu’il fait 16 ou 18 degrés. Les reproducteurs se couvrent de “boutons de noce”, comme beaucoup de Cyprinidés, petits boutons blancs qui apparaissent sur les opercules branchiaux et sur les nageoires dorsales. Ils annoncent la période des amours. Depuis longtemps domestiquées, les Carpes koï se laissent caresser et viennent manger dans la main. Elles vivent en moyenne 20 ans, mais des exceptions vont jusqu’à 70 ans. La qualité et l’oxygénation de leur bassin, le soin qui leur est apporté participe à sa longévité… et à sa valeur marchande. La Carpe koï sait faire monter les enchères.
L’ascension d’une reine très convoitée
En effet, elles ne sont pas toutes sur un barbillon d’égalité. Leur prix se définit selon leur rareté, leur beauté, leur pays d’élevage et leur pedigree à l’instar de certaines races domestiques de chiens ou de chats. Ainsi, la catégorie A – la plus chère – concerne les Carpes koï nées et élevées au Japon, la B concerne les individus toujours élevés au Japon mais dont les parents ont grandi ailleurs, et la C, les autres…
Les Japonais restent les maîtres au niveau de la qualité et de la variété des espèces. Si vous vous rendez au pays du Soleil Levant, le village de Yamakoshi, berceau d’origine de la Carpe Koï, abrite l’élevage le plus réputé au monde avec des centaines d’étangs et de rizières aux alentours. Ici, les Carpes sont reines, considérées comme des habitants à part entière. Pour preuve, l’évacuation pour 5.000 d’entre elles, organisée en hélicoptère lors du séisme de 2004 qui avait détruit entièrement le village. Aujourd’hui reconstruit, celui-ci attire des visiteurs du monde entier.
A la différence de la Carpe commune, un des poissons d’eau douce les plus mangés au monde, la Carpe koï remporte la palme mondiale du poisson le plus cher. En 2018, un Kohaku, variété très prisée, baptisé “S-Legend” de 102 cm, a été adjugé pour la somme record de 1.800.000 euros. Les collectionneurs sont désormais à l’affût des poissons les plus rares et les plus beaux. Les Japonais privilégient la Tancho, blanche avec une tache rouge sur la tête qui rappelle le drapeau de leur pays et qui symbolise l’honneur. Cette vénération s’étend sur bien d’autres pans culturels.
La Carpe Koï, le poisson “déco” aux mille vertus
Montre-moi ton bassin de Carpes koï et je te dirai qui tu es… Dans de nombreux pays d’Asie, ce poisson est synonyme de prestige et d’un certain standing social. Au-delà de cette image élitiste, la Carpe koï véhicule des valeurs communes aux cultures coréennes, japonaises, vietnamiennes ou chinoises.
En Chine, elle représente le courage et la persévérance, illustrés dans la légende mythologique du Fleuve Jaune. Elle raconte comment les Carpes remontent ce fleuve tumultueux pour tenter d’atteindre la cascade de la Porte du Dragon. Seules les plus téméraires y parviennent et se transforment en dragons aux écailles d’or. La légende a traversé les frontières, elle est lue aux enfants japonais et transcrite dans l’univers des jeux vidéo. Elle a inspiré le Pokémon Magicarpe, certainement le plus faible de tous les pokémons qui évolue, à force de persévérance, en un puissant Léviator à l’aspect de dragon. Aujourd’hui, quelqu’un qui traverse “la Passe du Dragon”, la “Deng Longmen”, a réussi sa vie et franchit les obstacles qui la jalonnent.
Dans l’archipel du Japon, les valeurs de ténacité, de force, sont célébrées le 5ème jour du 5ème mois de l’année -le 5 mai-, lors de la fête du Konobo–No-Hi. Héritée de la fête chinoise du Duanwu et de la culture japonaise du samouraï, elle met les enfants à l’honneur en particulier les garçons. On dispose chez soi une poupée à l’effigie du héros Kintaro et un kabuto, heaume de Samouraï. D’ailleurs, l’entrée du fourreau de l’épée de ce guerrier est appelée “koiguchi”, littéralement “bouche de Carpe”. A l’extérieur, des Koi nobori, sorte de manches à air représentant des Carpes koi, sont disposées bien avant la fête : une grande noire pour le père, une rouge plus petite pour la mère et une autre pour chaque garçon. D’autres valeurs sont associées à la Carpe koï et varient selon le pays d’Asie. Chaque couleur et “robe” de poisson correspond à ce que l’on souhaite (amour, fertilité, argent, chance…).
Cette imprégnation culturelle de la Carpe koï concerne aussi la littérature, la peinture et même l’art du tatouage. Celui-ci obéit à une histoire ancestrale, Mais le Japon notamment, n’a pas le tatouage dans la peau. Associé aux Yakusa, la mafia japonaise, il reste très controversé et mal vu dans le pays. Le 7ème art et les films d’animation de Hayao Myazaki, tel “Ponyo sur la falaise” laissent une large place à ce poisson légendaire. Avoir des Nishiki-goï dans un bassin, comme dans les temples bouddhistes et taoïstes, apporte sérénité et paix. Le chanteur Freddy Mercury n’a pas lésiné sur la quantité : vers la fin de sa vie, sa maison de Kensington street en détenait 91 et l’aidait à retrouver ses esprits…
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Pour écouter l‘épisode de Petit Poisson Deviendra Podcast sur la Carpe koï et sur les autres poissons d’eau douce :
- PPDP S03E18 Carpe Koï : Le bitkoï des poissons les plus précieux
- PPDP S02E02 : Esturgeon béluga et blanc, Raie et Poisson-chat géants du Mékong
- PPDP S02E03 : Arapaïma d’Amazonie, Perche du Nil et Carpe géante du Siam
- PPDP S02E04 : Silure, Saumon Taimen et Chinook et… Requin Bouledogue
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Sources :
- https://www.nippon.com/fr/guide-to-japan/gu900177/
- https://universdujapon.com/blogs/japon/carpe-koi-signification
- https://voyapon.com/fr/niigata-yamakoshi-decouverte/
Bibliographie :
- Christian Meignen, Histoire des poissons d’ornement, Fédération Française d’Aquariophilie, 2003.
- P. Balza, La Carpe Koï, Paris, 2006.