Poisson hors du commun, le Régalec (Regalecus glesne) est le poisson osseux le plus long du monde. Peu connu car évoluant en grande profondeur, son apparence “hors normes“ alimentait déjà les imaginaires des auteurs de l’Antiquité. Sa silhouette désormais identifiée fait l’objet d’observation des plongeurs et des scientifiques notamment sur son mode de déplacement à la verticale. Le Régalec a beaucoup de surnoms à son actif dont un assez grandiose : “roi des harengs“, mais l’est-il vraiment ? Décryptage de celui que Virgile, l’auteur latin de l’Enéide, nommait à tort “le serpent des mers“.
Ce poisson appartient à la famille des Régalécidés et mesure de 5 à 8 m en moyenne et des records estimés à 11 m voire 17 m. Avec une telle dimension, il peut atteindre les 200 à 250 kg. C’est donc le plus grand poisson osseux du monde, mais qui reste plus court que son équivalent “cartilagineux “, le Requin-baleine pouvant atteindre les 20 m.
Une apparence hors norme, source de légendes
Évoluant dans tous les océans tempérés en grande profondeur jusqu’à 1000 m, le Régalec a fait l’objet de toutes les légendes depuis l’Antiquité. Dans les récits de l’Enéide du poète Virgile, le Régalec est pris pour un reptile : “Deux serpents venus de Ténédos s’avancent sur la mer tranquille en déroulant leurs immenses anneaux et, de front, se dirigent vers les rivages. Leur poitrine se dresse au milieu des flots, leurs crêtes sanglantes dominent les ondes.“ Il existe bien des serpents marins de la sous-famille des Hydrophiinés mais n’atteignent que rarement les 3m de long…
Tout en étant loin du compte, les navigateurs avaient dû percevoir les ondulations du Régalec. Caractéristique surprenante, il se déplace à la verticale dans la colonne d’eau en ondulant tel un serpent. Pourvue de longues nageoires pelviennes en forme de rames, mais sans les pectorales, sa silhouette filiforme, allongée et argentée lui a également donné le surnom de “poisson-miroir“, “poisson-ruban“, ribbonfish en anglais voire beltfish (poisson-ceinture) ou encore cutlassfish (poisson-épée). Les os du Régalec sont gélatineux, dépourvus de cellules à l’intérieur, ce qui lui donne cette souplesse. Seules des boules osseuses placées près de sa colonne vertébrale permettent aux muscles de se fixer, facilitant ses mouvements. Il n’a pas de vessie natatoire, organe qui sert normalement de “ballast” pour faciliter l’équilibre et la nage dans la colonne d’eau. Son mode de déplacement, rare chez les poissons, en dehors de l’Hippocampe, n’est pas la seule source d’étonnement.
Le roi Régalec,… des Harengs ?
Qui dit roi, dit couronne. Le Régalec en possède une. En effet, au-dessus de sa petite tête, les premiers rayons de sa nageoire dorsale sont libres, longs et rouges formant une sorte de toupet ou de crête, traduits par les navigateurs antiques comme la couleur rouge du sang. Cet aspect royal est déjà présent dans son nom latin. Le mot Régalec, Regalecus glesne vient du latin regalis signifiant “royal“. Glesne est le nom d’une ville de Suède. Notre poisson est souvent aperçu, maraudant au milieu de bancs de harengs, il n’en fallait pas plus pour le surnommer ainsi “roi des harengs“, alors qu’il ne fait même pas partie du même ordre de poissons osseux !
Opportuniste, il se régale, grâce à ses mâchoires protrusibles – c’est-à-dire extensibles -, de petits poissons, des céphalopodes comme les calmars, du krill, ainsi que du plancton comme le noctiluque qui émet une lumière phosphorescente bleutée dans la zone aphotique. D’ailleurs, le Régalec, habitant des abysses, possède deux minuscules organes bioluminescents sur le front et sous le menton qui attirent ses proies. Il ne possède pas de dents mais 40 à 58 branchiospines, des excroissances osseuses sur les branchies, permettant de retenir les proies gobées.
Observé pour la première fois en 1772 par le biologiste norvégien Peter Ascanius, le Régalec est un animal paisible et solitaire. Il n’était connu jusqu’à présent qu’au travers d’individus échoués morts ou agonisant, souvent la queue coupée. Aujourd’hui, avec les robots sous-marins téléguidés, le Régalec est observable dans son environnement. Des images furtives sont obtenues en l’an 2000 après l’installation à 30 km au large de Nice d’une bouée “La Boussole“ destinée à acquérir les données in situ de la couleur de l’eau de la Méditerranée. Située au-dessus d’une fosse et tenue par 2500 m de câble, la Boussole est devenue un point de repère de nourriture pour les poissons et les Régalecs. Ainsi, en 2014, grâce à la passion d’un biologiste, David Luquet, chargé du nettoyage de la Boussole, et d’un plongeur italien, Roberto Rinaldi, spécialisé des grandes profondeurs, le Régalec a dévoilé quelques secrets.
Le Régalec, un fin limier
A l’aide de prélèvements nocturnes sur sa queue, puis d’observations lors de plongées répétées, les deux aquanautes ont pu expliquer les raisons de la remontée de ces individus, corroborées par le spécialiste mondial du Régalec, Tyson Roberts. Ce dernier a analysé par IRM la tête du Régalec à l’automne 2014. L’image montre un cerveau d’à peine 2cm, c’est-à-dire la moitié de son œil, mais commandant un corps très long.
Habitant dans les zones aphotiques, dépourvues de lumière, le Régalec s’oriente grâce aux odeurs. Ses narines sont situées à la pointe de son museau à l’intérieur de sa bouche, pouvant s’ouvrir sur leur partie antérieure. Pour se repérer dans la pénombre à la recherche de sa nourriture, il garde ses mâchoires entrouvertes en permanence, pompant l’eau. En ouvrant et fermant ses narines face à une effluve et en orientant sa tête selon l’intensité de l’odeur, il arrive à trouver d’où elle provient. Ainsi, au printemps, lors du développement du phytoplancton odorant et de ses prédateurs, le Régalec remonte tout en suivant la piste des odeurs dans l’océan. De plus, il émet des phéromones détectables sur de longues distances, pour attirer d’autres congénères. Le biologiste David Luquet a pu ainsi observer deux individus remontant presque en même temps près de la Boussole. Pour se signaler auprès d’un congénère, le Régalec se stabilise et écarte ses longues nageoires pelviennes, ce qui donne à sa silhouette brillante comme un miroir, la forme d’une croix verticale, tout en vibrant en permanence.
S’amputer pour survivre….
Les corps observés des Régalecs présentent de nombreuses cicatrices ou sont tronqués. Rien à voir avec les prédateurs, type requin blanc. En réalité, le Régalec pratique l’autotomie, par économie d’énergie, pouvant se séparer de plusieurs parties du corps, postérieures à l’anus. Il commencera toujours par des morceaux au niveau de la nageoire caudale, conservant ses organes vitaux et ses gonades, situés près de la fin de sa tête. Cette pratique est originelle. En effet, le géologue italien Patrizio Bonzi a retrouvé, dans une carrière, à la faveur d’un glissement de terrain, un fossile de corps tronqué de Régalec, déposé au fond de la mer Adriatique et vieux de plus de 2 millions d’années.
Il n’y aurait pas une mais deux espèces de Régalecs, suite à des analyses ADN qui révèlent 10% de différences entre groupes d’individus. Ainsi on trouve le Regalecus glesne en Méditerranée et dans les eaux tempérées du monde entier et le Regalecus russelii plus présent dans les eaux chaudes de l’océan Pacifique. L’espèce R. glesne possède 4 à 7 crètes de plus que l’espèce R. russelii en plus de différences morphologiques subtiles.
“Serpent“ protecteur de légende ou sentinelle sismique
Ailleurs, il alimente le folklore du sud-est asiatique et du Japon. En effet, le Régalec est apparenté au Nāga ou “serpent“ en sanskrit. Génie des eaux, gardien de la nature, il incarne des valeurs protectrices aquatiques. On le retrouve particulièrement représenté dans l’art Khmer sur les façades des temples. Au Japon il est connu sous le nom de Ryugu no Tsukai, c’est-à-dire le messager du Palais des Dieux. Entre les mains des soldats états-uniens, le Régalec devient un trophée symbolique pour montrer leur puissance et leur domination sur les dieux d’Asie et du sud-est.
Présent dans le folklore nordique, comme en Norvège, il alimente ailleurs, au Japon et au Mexique, une croyance populaire selon laquelle la remontée du Régalec vers la surface serait un signe avant-coureur de tremblements de terre ou de tsunamis. Mais cette croyance n’a jamais été prouvée scientifiquement. Ainsi, en hiver 2014, des spécimens de toute taille ont été déposés par les courants sur les rives sud du Japon. Après études, ces apparitions n’ont jamais pu être corrélées avec l’activité sismique de la région. Pour les océanographes, les apparitions de ces géants seraient plutôt liées à des changements de leur écosystème et à un réchauffement des températures en mer du Japon et ailleurs comme en Californie : un spécimen de 3,5m a été repéré en novembre 2024 sur la côte de San Diégo.
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Pour écouter le podcast sur le Régalec :
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Sources :
- Documentaire d’ARTE-TV – “Régalec, premier contact avec le poisson-roi”. – 2019 – réalisé par Bertrand Loyer.
- https://www.geo.fr/animaux/decouvrez-le-regalec-dit-poisson-ruban-lun-des-plus-grands-poissons-du-monde-212487
- “Les génies de mers” – Bill François – Ed. Flammarion, 2023.
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