Carapuce fait partie d’un trio particulier, celui du premier choix, aux côtés de Bulbizarre et Salamèche, au début de la première aventure Pokémon. La petite tortue aquatique se cache dans sa carapace pour se protéger et asperge ses ennemis à grands coups d’attaque Pistolet à O. Dans la vraie vie, en Europe, une autre tortue, la Cistude, compte sur les mêmes avantages, bien que le jet d’eau serve à autre chose… Plongeons dans les étangs boueux à la recherche du Carapuce bien de chez nous.

La Cistude d’Europe (Emys orbicularis), une petite tortue aquatique, possède une carapace qui ne dépasse pas les 20 cm de long. Lisse et légèrement bombée, elle offre à la fois une protection physique mais aussi un excellent camouflage. En effet, le brun foncé ou le noir reste très discret dans les zones humides et boueuses qui constituent son habitat, comme les étangs, les canaux ou les bras de rivière. Elle s’offre quand même quelques petites extravagances colorées à travers une constellation de points jaunes sur la tête et les pattes. Dernière touche d’élégance, les yeux présentent cette même couleur chez les jeunes et les femelles alors qu’ils sont rouges chez les mâles. On est loin du bleu de Carapuce.
Coup de chaud dans l’étang
Le Pokédex nous apprend que “les Carapuces s’exposent au soleil à la fois pour sécher leur carapace et pour obtenir les nutriments dont ils ont besoin pour grandir”. Un comportement aussi présent chez la Cistude. En effet, la température de son corps dépend de celle de son environnement, elle est ectotherme. Afin d’être active, elle a besoin d’emmagasiner de la chaleur en lézardant au soleil, le plus souvent sur un tronc émergé. Elle reste toujours prête à replonger dans l’eau en cas de danger. D’ailleurs, les jours nuageux, elle ne prend même pas la peine de montrer sa carapace. Une exposition insuffisante ne vaut pas la peine de prendre le risque d’une prédation. L’optimum de température se situe à 25°C dans l’air. Au-delà, l’activité de la Cistude commence à se réduire… Elle est donc directement impactée par le réchauffement climatique.
Un hiver à bout de souffle

Tout le cycle de vie de la Cistude repose sur la température de son environnement. Pour commencer, elle passe l’hiver au ralenti. Elle reste active, pas de sommeil profond ici, on parle donc d’hivernation. Son cœur et tout son métabolisme ralentissent. Elle remonte parfois à la surface pour reprendre une bouffée d’air mais elle peut aussi rester sous l’eau pendant plusieurs mois. Elle prélève alors l’oxygène de l’eau par des protubérances de peau remplies de minuscules vaisseaux sanguins, les capillaires. De la même manière, elle fait circuler de l’eau de ses narines à sa bouche pour oxygéner directement son sang. Grâce à cette technique, elle survit même si la surface de son étang est prise par la glace.
De même, le reste de l’année, elle passe la nuit sous l’eau et ne remonte que toutes les 20 à 90 minutes. Pas mal, la petite puce !
Une activité très chaude

C’est pendant la période de reproduction que notre tortue d’eau douce gagne en énergie, en particulier en fin de journée. Durant l’accouplement aquatique, en véritable prince charmant, le mâle s’agrippe à la femelle, la mord et la maintient de force sous l’eau. Cette dernière quitte l’étang le soir et peut parcourir près de 1 km à la recherche d’un site de ponte idéal : meuble, avec du sable et surtout ensoleillé. Si le sol est trop sec pour creuser, elle peut utiliser l’eau contenu dans son corps pour l’ameublir, une véritable attaque “Pistolet à O de Carapuce” ! … ou plutôt une attaque “Pipistolet à O”, parce que l’eau sort par le cloaque et non par la bouche…
Les 3 à 16 œufs pondus incubent ensuite pendant 3 mois. Juste après l’éclosion, les petites Cistudes peuvent rester sous terre tout l’hiver. Elles naissent alors une deuxième fois en émergeant du nid au printemps.
Des femelles Cistudes plus chaudes que les mâles

Dans Pokémon, il y a seulement 12,5 % de chance que votre Carapuce soit une femelle. Pour la Cistude, ce n’est pas le hasard, ni des chromosomes X ou Y qui décident du sexe du petit à la naissance. Encore une fois, la température tient un rôle majeur, celle de l’incubation. De base, l’embryon, dans son œuf, n’est ni mâle ni femelle et rien ne détermine son sexe dans l’ADN.
A moins de 28,5 °C, la petite Cistude deviendra un mâle avec des testicules. Au-dessus de cette température, ce sera une femelle avec des ovaires. Pendant une période précise de l’incubation, la période dite “thermosensible”, une enzyme particulière, l’aromatase, peut ou non entrer en action. Elle est capable de transformer les androgènes (hormones masculines, comme la testostérone, responsable du développement des testicules) en œstrogènes (hormones permettant le développement des caractères femelles). Or l’aromatase est très peu active en-dessous de 28,5°C, les androgènes restent présents en grande quantité, et la petite Cistude prend des caractéristiques de mâle. Au-dessus de 28,5°C, l’enzyme est très active, les androgènes diminuent et les œstrogènes sont présents en grande quantité. L’appareil reproducteur se féminise, la Cistude devient une femelle.
Là encore, chez ce reptile aquatique, comme chez les autres espèces de tortues, on peut pressentir l’impact du changement climatique sur la survie de l’espèce. En modifiant l’équilibre mâle/femelle, c’est toute l’espèce qui est mise en danger. Malheureusement, cette menace n’est pas la seule.
L’importance de se frotter le dos

Une Cistude adulte a peu de prédateurs depuis que les humains ont cessé de les consommer. Ce sont les femelles qui prennent le plus de risques. En cherchant un site de ponte, elles peuvent finir écrasées sous les roues d’une voiture ou les sabots d’une vache.
Les petits sont victimes des Hérons, des Corvidés, du Blaireau ou du Renard. Ce dernier est d’ailleurs, la principale menace sur les nids. Il les repère avec son odorat avant de se faire une omelette. 
Cependant, les principaux dangers sont moins évidents à percevoir. Tout d’abord, la présence de pisciculture provoque l’eutrophisation du milieu de vie de nos petites tortues. Les excréments des poissons, riches en azote, servent d’engrais aux algues. Celles-ci se développent, envahissent le milieu et pompent tout l’oxygène de l’eau. Elles encrassent la carapace des Cistudes. L’exposition au soleil, essentielle à leur développement, devient moins efficace. Les tortues présentent un état général moins bon et donc un taux de reproduction plus faible.
Si la Cistude manque de souplesse pour se frotter le dos, la plus grande menace vient de plus loin.
Invasion de touristes

A partir des années 70, le commerce de petites tortues de compagnie, la Trachémyde à tempes rouges aka la Tortue de Floride (Trachemys scripta elegans) en tête, bat son plein dans le monde. De 1989 à 1994, les vendeurs en auraient distribué plus de 4 millions rien qu’en France. Pas plus grosse qu’une pièce de monnaie, la jeune tortue du début grandit vite, jusqu’à 28 cm, et vit longtemps, 30 ans environ. Vite à l’étroit dans son aquarium, beaucoup ont pris la décision d’offrir plus d’espace à leur Tortue de Floride en la relâchant dans un étang ou un lac. Les nouvelles venues avec des besoins similaires sont entrées en compétition avec les espèces locales, la Cistude, mais aussi l’Emyde lépreuse (Mauremys leprosa) dans le sud de la France.
Quand on parle de compétition ici, il ne faut pas imaginer des combats de tortues. Les deux espèces ont des besoins proches et se retrouvent à devoir partager les ressources de l’environnement. En premier lieu la nourriture : elles consomment toutes deux des insectes, des poissons, des vers et des mollusques. La Cistude, plus carnivore, se nourrit aussi sur des charognes de poissons et ne dépasse pas les 10 % de végétaux. La Tortue de Floride est plus omnivore, les végétaux occupent une plus grande part de son régime.
En deuxième lieu, la ressource essentielle et la plus limitante, est l’espace, en particulier sur les lieux pour lézarder au soleil. Comme les touristes sur les petites plages l’été, les tortues aquatiques se retrouvent vite les unes sur les autres à se disputer un coin bien exposé pour se faire dorer la carapace. Et dans cette activité, la Tortue de Floride tire son épingle du jeu. Plus agressive, elle repousse les habitantes locales beaucoup plus souvent que leurs congénères. Les Cistudes se retrouvent dans une situation comparable à l’encrassement de leur carapace par les algues. Leur état général est plus faible, impactant leur taux de reproduction déjà plus faible que celui de leur compétitrice.
Aider la Cistude, notre petite Carapuce

Alors que la Tortue de Floride est considérée comme une espèce exotique envahissante en Europe, la Cistude est classée comme espèce quasi menacée par l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). Il existe à travers l’Europe des programmes d’élevage et de réintroduction de notre Carapuce locale, en particulier dans la réserve zoologique de Haute-Touche. Ces tortues sont particulièrement suivies afin d’éviter les contaminations avec des parasites transportés par les espèces importées, parasites qui pourraient faire des ravages lors des opérations de réintroduction. En parlant de suivi, la tour du Valat, en Camargue, analyse le sang des Cistudes afin de suivre les pollutions de l’environnement. En effet, elles font de parfaits bioaccumulateurs des engrais et autres polluants naturels.
Bien que le commerce des tortues exotiques soit interdit, il est toujours possible de s’en procurer sur le marché noir. Céder à cela, c’est mettre en danger les espèces et les écosystèmes locaux débordant d’autant de surprise que ceux de l’autre bout de la planète.
Si les Pokémons de la vraie vie peuvent se cacher au fond des forêts tropicales, comme la Pipa américaine, ils sont aussi près de chez nous, pour peu que nous arrivions à différencier le galet de la Cistude.
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Sources :
- CistudeNature : Conservation
 - IUCN : European Pond Turtle
 - La Salamandre : Où est la Cistude en hiver ?
 - Carina Z, George-Ioan M, Dragoș V. Optimal body mass-length ratio during hibernation for Emys orbicularis (Linnaeus, 1758) – European Pond Turtle.
 - Purger JJ, Molnár TG, Lanszki Z, Lanszki J. European Pond Turtle (Emys orbicularis) Nest Predation: A Study with Artificial Nests.
 - Hosseinian Yousefkhani SS, Yasser A, Naser M. Impact of abiotic factors and road networks on the freshwater turtle Emys orbicularis (Linnaeus, 1758).
 - Marchand T, Le Gal AS, Georges JY. Fine scale behaviour and time-budget in the cryptic ectotherm European pond turtle Emys orbicularis.
 - Beau F, Brischoux F. Fish-farming bolsters algal fouling and negatively affects condition and reproduction in European pond turtles (Emys orbicularis).
 - Pieau C, Dorizzi M, Richard-Mercier N, Desvages G. Sexual differentiation of gonads as a function of temperature in the turtle Emys orbicularis : endocrine function, intersexuality and growth.
 - Balzani, P., Vizzini, S., Santini, G. et al. Stable isotope analysis of trophic niche in two co-occurring native and invasive terrapins, Emys orbicularis and Trachemys scripta elegans.
 - A Cadi, P Joly. Competition for basking places between the endangered European pond turtle (Emys orbicularis galloitalica) and the introduced red-eared slider (Trachemys scripta elegans).
 - Polo-Cavia, N., López, P. & Martín, J. Aggressive interactions during feeding between native and invasive freshwater turtles.
 
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