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“C’est une véritable Harpie !” N’avez-vous jamais pensé ou prononcé cette phrase à propos de… votre voisine, collègue… ou belle-mère ? Souvent attribué à une femme, dont la réputation de méchanceté n’est plus à faire, ce nom puise ses origines dans la mythologie grecque ou romaine. Et pourtant dans la réalité, une Harpie est un rapace précisément nommé ”Harpie féroce”, qui vit en Amérique centrale et du sud et dont l’existence à l’état sauvage est menacée. Entre mythe ancien et réalité animale, qu’est-ce qui a amené les naturalistes à nommer cet oiseau d’envergure si “férocement”…

La Harpie féroce, Harpia harpyja, est la seule espèce d’Aigles du genre Harpia. Ce nom de « harpie » fixé dès le XVIè siècle se retrouve dans plusieurs autres langues. En anglais, on parlera de harpy eagle, en allemand de Harpyie, tandis qu’en espagnol, on retrouve à l’identique arpia major. L’italien ne déroge pas à cette unité d’appellation avec Arpia.

Tableau du peintre Waterhouse intitulé "Ulysse et les sirènes", qui sont représentées par des harpies.
“Ulysse et les sirènes” de John William Waterhouse, 1891 – National Gallery of Victoria, Australie. Les sirènes sont représentées par des Harpies à tête de femme et corps de rapace.

Attribué par Linné au XVIIIe siècle, le mot Harpie vient du latin harpyia et du grec harpuia. Il trouve son origine dans les récits épiques antiques. Dans la mythologie grecque ou romaine, les ”harpies” parfois orthographiées “harpyes” sont les filles de Taumas et de la nymphe Electre. Elles sont présentes dans l’Enéide, la Toison d’Or ou l’Odyssée. Dans ce dernier récit, les Harpies, chimères mi-femmes mi-oiseaux, cherchent par leurs chants à attirer Ulysse qui doit s’attacher au mât de son bateau pour résister. Ces créatures ne sont pas de belles sirènes à queue de poisson que l’on trouve dans les légendes scandinaves plus tardives…bien au contraire.

Harpies ou femmes cruelles

Elles sont des monstres à tête de femme et au corps d’oiseau de proie, représentées aussi parfois avec des têtes de fillettes et des serres de rapace précisément. Ces Harpies seraient au nombre de trois, voire plus selon les sources. La première s’appelle Aello, qui signifie ”bourrasque” en grec. La deuxième Ocypete qui signifie ”vole haut”, et la troisième a pour nom Podarge voulant dire ”pieds légers”. Leur réputation de créatures dévastatrices les fait craindre même des  dieux de l’Olympe. Elles ne laissent que leurs excréments après leur passage. Mais elles peuvent aussi endosser le rôle de messagères des dieux pour punir les humains de leurs transgressions. Dans l’Odyssée, elles sont responsables de toutes les disparitions notamment d’enlèvement d’enfants. Chez Homère, il les considère comme les divinités de tempêtes.

Zoom sur les serres d'une Harpie féroce.
Serres de Harpie féroce. Auteur : ⓒGuillaume Lassalle.

Au-delà de ce portrait mythologique, qu’en est-il plus précisément de la réalité de cet oiseau au nom peu attrayant ? En 1893, l’auteur Ernest Leroy, aviculteur, décrit dans son ouvrage ”Chez les oiseaux”, la Harpie comme ”un bandit de l’Amérique du Sud, à physionomie sinistre, redoutable, et redoutée même de l’homme, avec lequel il ne craint pas de se mesurer”. Il évoque dans ses écrits les anecdotes de son contemporain, le naturaliste D’Orbigny. Celui-ci décrit le rapace lors d’une exploration sur le fleuve Rio Securi avec trois Indiens Yuracarès qui blessent l’animal après plusieurs tirs. L’oiseau, bien que transpercé de flèches, assommé, déplumé et reposant mutilé dans la pirogue, reprend vigueur pour attaquer les hommes assis à bord avec une seule serre et les doigts de l’autre patte encore valide. Une anecdote révélatrice de la puissance de la Harpie féroce.

Une résistante et championne d’envergure

Tête de Harpie féroce avec sa crête caractéristique.
Les plumes de longueurs inégales sur la tête de la Harpie féroce, témoins de ses émotions. Auteur :ⓒ Tee-zett – Pbay.


De la famille des Accipitridés – rapaces diurnes – qui comprend 71 genres et 256 espèces, la Harpie féroce est un Aigle redoutable. Son corps est recouvert d’un plumage gris à noirâtre sur les ailes et blanc sur la partie pectorale, tandis que sa tête est ornée sur le dessus de plumes érectiles de longueur inégale, ce qui lui donne une allure unique. Son bec épais et crochu est d’une teinte couleur bleu noir. C’est l’un des rapaces les plus lourds au monde. Il peut peser jusqu’à 9 kg pour la femelle et et 4,8 kg pour le mâle. Son envergure oscille entre 2,30 et 2,40 mètres. Présentes principalement dans les forêts tropicales humides, les Harpies féroces privilégient la couche moyenne et supérieure de la canopée, la partie du feuillage exposée au rayonnement solaire et riche en biodiversité, leur permettant de repérer plus facilement leurs proies. Son alimentation préférée se compose de singes et de paresseux. Entre l’agilité de l’un et la lenteur de l’autre, rien n’échappe à l’œil perçant de la Harpie féroce.

Sa vision binoculaire lui permet de repérer le moindre mouvement pour se nourrir lorsqu’elle est postée sur une branche dégagée. Les oiseaux comme les aras ne sont pas non plus épargnés ainsi que les opossums et les agoutis. De plus, grâce à ses ailes courtes mais larges, et à son ouïe développée, elle peut se déplacer facilement entre les branches et atteindre une vitesse de 80 km/h. Cette athlète de la canopée est le plus puissant rapace diurne au monde.

Ses pattes jaunes sont pourvues de serres imposantes plus longues que celles du Grizzli, avec une griffe de son doigt supérieur qui atteint les 6 cm. Elle peut soulever et emporter de lourdes charges qui se rapprochent de son propre poids, soit entre 4 et 9 kg. Ses proies sont alors rapportées au nid, en morceaux ou entières. Elle bénéficie de l’effet de surprise dû à l’épaisse canopée forestière lorsqu’elle descend pour les capturer et s’offrir un abri.

Entre menaces et protections

Connues pour parcourir de vastes étendues de territoires, et observées à des altitudes inférieures à 900 mètres, les Harpies féroces se plaisent dans des bois intacts,… quand ceux-ci n’ont pas disparu.

Retour au nid d'une Harpie féroce transportant un capucin brun.
Harpie féroce en vol de retour au nid avec un capucin brun. Auteur : ⓒJiang Chunsheng. CC By 4.0

Autrefois très répandue en Amérique centrale et sur le continent sud-américain, on pouvait les observer dans le ciel du Mexique ou de l’Argentine,mais les zones de répartition se sont considérablement réduites avec le braconnage et la déforestation pour développer l’exploitation minière, agricole ou foncière. L’animal est classé comme espèce vulnérable sur la liste de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature). En effet, la Harpie féroce ainsi que de nombreuses autres espèces de cet écosystème riche en biodiversité dépendent de la préservation des forêts tropicales humides. En 2021, à partir des données de l’organisation Global Forest Watch, on estimait le nombre d’individus adultes entre 110 000 et 290 000. C’est surtout au Brésil que se concentre la majeure partie des Harpies féroces, entre 100 000 à 250 000, principalement en Amazonie. Aujourd’hui, les chiffres estimés sont plus proches de 225 000.  Ce n’est pas une surprise de parler de déclin accéléré de l’espèce. Elle est presque éteinte au Mexique et en Amérique centrale.

Harpie féroce tenant un rongeur dans ses serres.
Parc aux oiseaux – Parc Foz do Iguaçu – Brésil – Auteur : ⓒTomfriedel

D’autant que l’animal ne se reproduit pas de manière rapide. Une ponte a lieu seulement tous les deux ou trois ans. Elle privilégie le Kapokier, un arbre géant appelé aussi Fromager, pour édifier son nid. Comme la plupart des Aigles, les Harpies féroces se choisissent pour la vie et restent ensemble le temps de la période de reproduction. Sinon c’est chacun son territoire de chasse ! Un à deux œufs sont déposés, mais un seul aiglon verra le jour car la femelle stoppe la couvaison du deuxième dès l’éclosion de l’aîné… Pendant près de 6 mois, le petit reste auprès de ses parents, testant ses ailes et son vol. Et gare à tout danger potentiel qui s’en approcherait ! La Harpie n’est pas féroce pour rien. Elle devient extrêmement agressive si elle doit défendre son nid ou son territoire. 

Malgré son caractère de superprédateur, l’espèce est en danger d’extinction. Elle bénéficie de programmes de protection et de sauvetage. En 1997, l’Institut national de l’Amazonie a mis en place au Brésil le “programme Harpie” avec les communautés locales pour le suivi et la surveillance de l’espèce. En Colombie, dans le Bioparc la Réserva, les biologistes ont recréé une jungle tropicale pour une femelle et un mâle, l’une blessée par balles et l’autre avec une aile cassée. Les scientifiques cherchent à favoriser l’accouplement et l’avenir de l’espèce. Sauvés en 2018, d’abord séparés par un grillage, les deux oiseaux ont entamé en juin 2024, un rapprochement via frottements de bec et échange alimentaire… Un bon espoir d’accouplement pour les chercheurs. Autre exemple, dès 2020, l’ONG Peregrine Fund organisait sous la férule du biologiste brésilien Everton Miranda, une campagne de protection des Harpies au Panama associant les propriétaires terriens au travers d’un écotourisme responsable.

Modèle d’inspiration pour donner vie à Fumseck, le célèbre phénix d’Albus Dumbledore dans la saga “Harry Potter”, la Harpie féroce apparaît aussi comme emblème sur les armoiries du Panama, ou comme référence de longue-vue à l’optique puissante chez un célèbre fabricant suisse. On la retrouve sur les timbres de pays d’Amérique centrale et sur les billets vénézuéliens. Gageons que cet oiseau magnifique, champion dans sa catégorie poids lourds des Aigles avec le Pygargue empereur, ne devienne pas juste un dessin sur du papier, une légende effrayante ou un surnom donné à une femme revêche…

Harpie féroce en vol,vue de face.
Harpie féroce en vol – Auteur : ⓒMdf – CC BY-SA 3.0

Photo d’ouverture : tête de Harpie féroce. Auteur : Guillaume Lassalle.

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Pour écouter le podcast Nomen sur la Harpie féroce :

Sources :

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banniere baleine sous gravillon