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Animal emblématique au pays du soleil levant, la Grue est un échassier attaché aux zones humides, appréciée depuis des millénaires dans de nombreux pays. Elle vit au rythme des saisons, migrant deux fois par an sur des sites de nidification et d’hivernage. Lorsqu’elle forme avec ses congénères un V ou un Y dans le ciel, elle force l’admiration du public. Discrète quand elle est parente, la Grue donne de la voix quand elle rejoint ses semblables avant le grand départ en automne. C’est la période propice pour la (re)découvrir en France, alors que de nombreux obstacles l’attendent.

Grue cendrée
Grue cendrée (Gurs gurs). Auteur : ©Andreas Trepte
Grue antigone
Grue antigone. Auteur : ©Guillaume Lassalle.

La Grue présente sur notre territoire est la Grue cendrée, (Grus grus) un nom d’espèce qui reflète sa couleur grise dominante. Le 3 novembre 2019, on en dénombrait 219 000 sur la réserve du Lac du Der-Chantecoq créée en 1974 pour les accueillir. Bien que leurs silhouettes pourraient laisser penser à un lien de parenté avec les Cigognes, les Hérons ou les Flamants, les Grues forment une famille distincte, celle des Gruidés. D’ailleurs, au XVIIIe siècle, le naturaliste Buffon, dans son “Histoire naturelle” avait présenté 9 espèces de Grues regroupées sous le terme générique d’Ardea (Hérons). En réalité, elles sont proches parentes de la Foulque macroule, du Râle des genêts et de la Gallinule poule d’eau, ainsi que de la Talève sultane.

Une histoire de Grues

deux grues couronnées se nourrissant
Deux Grues couronnées, parc Nakuru au Kenya. Auteur : ©Slowmotiongli. Shutterstock

La famille de cet oiseau au long cou remonte à plusieurs millions d’années. En effet, dans l’État du Nebraska, un os de Grue datant de 9 millions d’années a été retrouvé dans des cendres volcaniques, ressemblant au même os de squelette d’une Grue du Canada actuelle.
Depuis 1980, les scientifiques se sont mis d’accord pour classer les Grues en 15 espèces réparties en 3 sous-familles. Ce chiffre est atteint après des analyses d’ADN complétées par des observations. Il s’est avéré que la sous-famille des Grues couronnées (genre Balearica) n’était pas composée d’une mais de deux espèces, la Grue couronnée (Balearican pavonina) et la Grue royale (Balearica regolum).

Grue demoiselle
Grue demoiselle. Auteur : ©Guillaume Lassalle.

A côté de la sous-famille des Grues couronnées (Baléaricinés), estimée comme la plus ancienne dans l’évolution, la deuxième sous-famille est celle des vraies Grues (Gruinés), qui compte 5 genres : les petites Grue demoiselle et Grue de paradis du genre Anthropoides, la Grue caronculée du genre Bugeranus, la Grue de Sibérie du genre Leucogeranus, les Grues du Canada, antigone, brolga et à cou blanc du genre Antigone, et enfin, les Grues blanche, cendrée, du Japon, moine et à cou noir du genre Grus

La migration des Grues : allers-retours avec ou sans escales

Présentes sur tous les continents, excepté l’Amérique du Sud et l’Antarctique, les Grues, dont les tailles varient de 90 cm à 170 cm, ont beaucoup de comportements communs, en particulier leur emblématique migration. Quelques espèces telles les Grues couronnées, caronculées ou de paradis d’Afrique, n’obéissent pas à de grands déplacements. Hormis les périodes de nidification, elles vivent dispersées sur de vastes zones de leurs régions natales. D’autres encore comme la Grue de Cuba, de Floride et du Mississipi, 3 sous-espèces de la Grue du Canada, ne quittent pas leur territoire.

Carte montrant les voies de migration des grues cendrées
Carte de migration des Grues cendrées.

Les autres, nichant au nord des continents, partent en automne vers des sites d’hivernage plus méridionaux. Certaines font près de 5 000 km deux fois par an avec plusieurs sites d’étapes. Elles attendent parfois longtemps une météo favorable pour s’envoler, c’est-à-dire une zone de haute pression sur l’hémisphère Nord. Quand celle-ci est installée sur le continent, elles peuvent parcourir plus de 2000 km sans escale en 24 heures d’affilée. Pour les Grues cendrées, cela peut se produire entre la zone allemande baltique et le sud de la France ou l’Espagne. Elles s’orientent, selon les scientifiques, grâce aux étoiles et au champ magnétique terrestre. Puis elles remontent au printemps pour la reproduction.

Parenthèse silencieuse, parentalité des Grues

Grue à cou blanc et son petit.
Grue à cou blanc avec son poussin. Auteur : ©Guillaume Lassalle.

Les Grues sont très discrètes lorsqu’elles deviennent parentes. Les œufs (2 en moyenne) pondus dans un nid en eau peu profonde (ou à même le sol pour quelques espèces) donnent naissance à des poussins qui sont nourris surtout d’insectes pour leur teneur en protéines. En l’espace de quelques semaines, le poussin de quelques grammes passe rapidement à 5 kg. Il teste vite ses capacités innées de nageur. Pour se protéger des prédateurs, chaque parent promène un petit chacun de son côté, à l’abri des regards. Les Grues reviennent toujours au territoire de l’année précédente sauf problème d’occupation. Une fois installés, le couple ne tolère en général aucun congénère à proximité et des rixes peuvent éclater. Les familles restent très unies pendant les 7 premiers mois de vie des poussins jusqu’au rassemblement progressif vers des dortoirs et la migration future. Cette période est d’autant plus délicate que les adultes (du genre Grus), tous les 2 à 4 ans, perdent toutes leurs plumes de vol ou presque pendant la nidification. Cette mue qui oscille entre 4 et 8 semaines, rend l’oiseau vulnérable. Il ne peut compter que sur sa course et ses longues pattes en cas de danger. Heureusement, cette perte de plumage n’a pas lieu la même année pour chaque parent. Pour les jeunes, celle des petites plumes est continuelle.

Chants et danses, le grand brouhaha des Grues

Trois grues du Japon sur la neige.
Grues du Japon. Auteur. ©Makieni, Shutterstock

Après la première mue des plumes de corps et de vol, les couleurs et les motifs typiques de chaque espèce apparaissent. Les parties rouges déplumées de la tête et du cou sont présentes chez la plupart d’entre elles. En cas d’excitation, ces surfaces gonflées et exhibées servent d’avertissement. Mais pas que… tout leur corps participe à une gestuelle de communication. De véritables danses sont jouées à tous les âges et à toutes les saisons : bonds en l’air, battements et déploiements d’ailes, vol à faible hauteur avec atterrissage vertical, cou tendu et pattes repliées, courses-poursuites, révérences. La position des plumes est aussi un signe. Ainsi, les rémiges secondaires sont déployées vers le bas en éventail en guise de menace. Ces signes de communication s’ajoutent à leurs manifestations sonores. D’ailleurs, ces “danses” sont reproduites dans certaines cultures amérindiennes, chinoises, zoulous ou japonaises (les Aïnous à Hokkaido).

Grues du Japon
Grues du Japon se posant. Auteur. ©Makieni, Shutterstock

Les Grues possèdent un répertoire de vocalises pour exprimer différentes émotions. Des premiers trilles juste avant l’éclosion, aux glapissements plus doux en vol, les plus impressionnants sont ceux déclamés par milliers au lever du soleil sur les lieux de rassemblement ou d’hivernage. Par exemple, mâle et femelle s’expriment par cris claironants, exprimant leur union ou bien émettent une sorte de “grognement” pour calmer leurs petits. Pour obtenir de telles amplitudes sonores, notre échassier élégant possède une longue trachée enroulée à l’intérieur de la cage thoracique. Cela forme un corps caverneux qui optimise ainsi ses cris. D’autres sons de tonalité et d’intensité variées sont utilisés pour revendiquer leur territoire, exprimer l’alarme, l’inquiétude, la recherche de nourriture, la parade nuptiale, le contact et la migration. Ce dernier est poussé, le cou tendu. Après une nuit silencieuse, les cris reprennent annonçant le départ.

Un voyage risqué, des Grues menacées

Grues cendrées rassemblées
Rassemblement de Grues cendrées pendant la migration. Auteur : ©Slavicsly.

Omnivores, les Grues ont besoin de 350 g de nourriture quotidienne. Pendant leur migration, elles s’arrêtent sur des zones céréalières, de maïs, pouvant entraîner des tensions avec les agriculteurs. Des champs ou des rations quotidiennes leur sont parfois réservés, une forme de protection à la fois des Grues et des récoltes. Le vol nocturne est dangereux en raison de la pollution lumineuse et du manque de repérage des zones d’étapes. De leurs sites de départ où règnent la taïga et la toundra, plutôt désertiques, elles doivent passer par des zones urbanisées, franchir des pays qui n’ont pas les mêmes règles de protection. Elles risquent les collisions sur les lignes électriques et les éoliennes, les captures, l’épuisement et les tirs de chasse. Et à leur arrivée, les zones humides doivent être assez vastes et suffisantes en réserves. Parfois, leur trajectoire se modifie en raison des changements de régime hydraulique ou agricole de certains territoires survolés. Le taux de renouvellement de l’espèce n’est pas forcément acquis d’une saison à l’autre car rappelons que 22% des jeunes Grues succombent entre l’âge de 6 semaines et 6 mois. De plus, en 2025, l’épizootie de Grippe aviaire touche particulièrement les Grues cendrées avec un taux de mortalité important sur leurs zones de migration, comme en Allemagne où sévit l’épidémie.

Sadako Saski, enfant irradiée par la bombe Hiroshima
Statue de Sadako Sasaki couverte de guirlandes de grues en origami. Hiroshima.

Depuis des millénaires, la Grue est parée de vertu spirituelle ou symbolique que ce soit à l’époque aztèque, chez les Empereurs chinois ou les Aborigènes d’aujourd’hui. Domestiquée pendant l’antiquité égyptienne, elle apparaît sur de nombreux bas-reliefs comme à Saqqarah. Met de choix à la table des rois de France, les peintres naturalistes et écrivains s’en inspirent tel “Le loup et la grue” de La Fontaine. Elle incarne le symbole de longévité, voire d’immortalité comme au Japon. En origami, elle est offerte comme souhait de guérison : on dit qu’avoir mille grues de papier permet de guérir. A Hiroshima, sur la place de la paix, sont déposées des guirlandes de Grues en souvenir de Sadako Sasaki, une fillette irradiée dont la statue est érigée tenant l’oiseau.
La Grue cendrée est protégée en France depuis 1976. Grâce à internet, au baguage, les connaissances sur toutes les espèces et leurs migrations s’améliorent et se partagent dans le monde entier. Mieux les faire connaître, c’est mieux les protéger avec un effet positif sur les écosystèmes liés à l’eau, un enjeu de ce siècle.

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Auteur photo d’ouverture : ©Dominique Armange

Sources : 

Bibliographie : 

GRUES de Carl-Albrecht Von Treuenfels – Edition Delachaux et Niestlé