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Quand l’automne s’installe dans les forêts françaises, une étrange “fleur” rouge surgit du sol : Clathrus archeri, un champignon venu d’Australie. Son odeur de cadavre attire les mouches qu’il utilise pour disperser ses spores. Monstrueux pour l’œil, il est pourtant un acteur discret du recyclage forestier.

Demogorgon Stranger Things
Illustration du Demogorgon de la série Stranger Things. Auteur :
©ehychgee

Ce champignon émerge du sol comme une main d’un autre monde : des tentacules rouge vif, couverts de mucus, exhalant une odeur pestilentielle, Clathrus archeri évoque une créature échappée du Monde à l’envers de “Stranger Things”. D’abord décrit sous le nom Anthurus archeri par le mycologue Miles Joseph Berkeley en 1860, il a été reclassé en Clathrus archeri par le mycologue britannique D. M. Dring en 1980, à la suite de sa révision systématique.

Le nom d’espèce archeri rend hommage au naturaliste irlandais William Archer, tandis que Clathrus, du latin clathrum signifiant “grille”, évoque la structure caractéristique de ce champignon de la famille des Phallacées. Le nom de genre Clathrus provient d’ailleurs du Clathre rouge, une espèce métropolitaine à la forme en cage rouge vif, qui a servi de référence pour décrire cette morphologie singulière.

Un empire souterrain 

Clathrus archeri
Doigts du diable en milieu forestier. Auteur : © Nikolas Tomasik.

Sous nos pas, dans l’humus, s’étend un royaume invisible, un véritable réseau souterrain, grouillant de filaments, d’échanges chimiques et d’alliances secrètes. C’est là que vivent les Doigts du diable, bien avant d’émerger à la surface. Ce que nous voyons n’est qu’un fragment, une excroissance éphémère : le sporophore, un appareil reproducteur, chargé de propager les spores.

Le reste du champignon demeure enfoui sous forme de mycélium, un réseau de filaments discrets tissant la litière forestière. Un seul de ces réseaux peut parcourir des mètres de sol sans jamais se laisser voir, chaque filament étant mille fois plus fin qu’une racine. Puis, une fois l’automne passé, les Doigts du diable replongent dans leur royaume souterrain, disparaissant jusqu’à la saison prochaine avalés par ce Monde à l’envers dont il sont les héros.

Les Doigts du diable, des voyageurs venus d’ailleurs

Les origines des Doigts du diable, haut d’une vingtaine de centimètres, nous mènent en Océanie, puisqu’il est natif des régions montagneuses d’Australie et de Nouvelle-Zélande. On le retrouve malgré tout dans nos belles forêts quand l’automne fait son apparition.

Région d’origine des doigts du diable en Australie. Auteur : ©Beasternchen.

On le découvre aussi dans certains parcs et jardins, souvent introduits avec des copeaux de bois. Il s’est naturalisé en France au cours du XXe siècle, probablement à la faveur des échanges commerciaux. Les hypothèses actuelles se focalisent sur celles de la laine de moutons australiens et/ou de l’arrivée de soldats durant la Première Guerre mondiale. Il est donc considéré en France comme introduit naturalisé. Selon les observations d’experts, son caractère envahissant varie selon les milieux. Dans les coupes forestières riches en débris ligneux et éclairées, il peut devenir très abondant. Il sert même de bioindicateur de l’eutrophisation des pelouses maigres, où sa présence signale une diminution de certaines espèces inféodées à ce milieu. Il s’adapte également très bien aux environnements urbains, où il peut former de véritables touffes de plusieurs œufs, donnant l’impression d’être particulièrement prolifique.

Malgré cette abondance localisée, aucun impact négatif sur la faune, la flore ou la fonge n’a été constaté pour le moment. De récentes études modélisent qu’à cause du changement climatique, son aire de répartition se réduirait en Australie où il pourrait finir par être considéré comme une espèce menacée. Dans l’Hexagone, ses zones favorables se limiteraient aux régions du nord, encore tempérées par l’influence océanique. Mais avant d’évoquer son rôle dans la forêt, il faut comprendre la ruse qui a assuré sa survie et sa dispersion.

Un parfum d’exception : Chanel n°6 pieds sous terre 

Doigts du diable
Oeuf duquel émerge le champignon. Auteur : © Bernard Spragg.

L’œuf duquel il éclot renferme un secret, la tromperie. L’odeur qu’il exhale n’a rien d’un simple effluve de sous-bois : c’est une imitation parfaite de la mort. Un parfum de décomposition, presque animal, qui trompe les mouches nécrophages en quête de charognes pour se nourrir et se reproduire. Elles s’y précipitent, attirées par l’odeur, et s’enduisent malgré elles de spores collées au mucus visqueux du champignon.

Quand elles s’envolent vers une nouvelle charogne, elles sèment ces spores dans la forêt, une stratégie qui rappelle la zoochorie, quand les animaux dispersent les graines des plantes. Ce stratagème est vieux de millions d’années, et chez Clathrus archeri, la pourriture n’est pas une fin mais un moyen : la tromperie au service d’un cycle biologique. Tandis que ses spores se dispersent par l’intermédiaire des mouches, le reste du champignon poursuit un autre art de la transformation : celui du bois mort.

L’orchestre du mycélium

Mycélium
Mycélium sur du bois mort. Auteur : © Michael Nerrie

Comme d’autres champignons saprophytes, ces organismes qui se nourrissent de matière végétale morte, Clathrus archeri participe au grand recyclage de la forêt. Il ne s’attaque pas aux troncs comme les champignons lignivores, tels les polypores (parmi lesquels le Polypore du Bouleau ou l’Amadouvier) capables de coloniser des arbres encore vivants. Les Doigts du diable agissent plus bas, au cœur de la litière forestière, là où s’accumulent feuilles, brindilles et débris de vie. C’est dans cette matière brune et tiède que son mycélium déploie son art : transformer la mort en vie fertile, rendre les débris végétaux à nouveau biodisponibles. La digestion de la matière organique passe par des enzymes, ces outils moléculaires qui coupent, transforment, réarrangent. Pour les enzymes, une feuille n’est pas un simple déchet : c’est une partition complexe, faite de lignine et de cellulose qu’elles savent lire avec aisance.

Mais la mélodie se complique quand surgissent les tanins et autres composés phénoliques, ces gardiens chimiques que la plante a laissés en héritage pour freiner la décomposition. Face à ces barrières aromatiques, le champignon doit improviser : il convoque ses oxydases, des enzymes capables d’utiliser l’oxygène pour déclencher des réactions d’oxydation, et libère ainsi des radicaux libres, de petites molécules très réactives qui “cassent” les défenses chimiques du végétal. Peu à peu, ces réactions corrosives ouvrent la trame du tissu végétal, rendant la matière plus accessible et préparant le terrain pour les décomposeurs suivants.

C’est ainsi que la forêt se recycle, note après note, dans le grand concert de la décomposition, une symphonie où chaque silence nourrit le prochain souffle de vie.

La vie au revers de la mort

Les Doigts du diables Clathrus archeri
Auteur : © Bernard Spragg

Avec leurs formes étranges et leur odeur fétide, les Doigts du diable intriguent, voire repoussent. Pourtant, derrière leur apparence inquiétante, ils jouent un rôle essentiel dans le grand cycle du vivant : décomposer la matière morte pour en libérer les nutriments qui nourriront d’autres formes de vie.

En rendant à la terre ce que la vie lui a pris, ce champignon participe à la continuité silencieuse des échanges entre déclin et renouveau.

Loin d’être un monstre, il incarne l’un des principes les plus universels de la nature : rien ne se perd, tout se transforme, même dans les recoins les plus obscurs du monde vivant.

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Sources :

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